Notre critique de Le silence des collines

En avril 1994, Monique Bernier est au Rwanda. Elle a choisi de revenir vivre avec son mari et ses enfants dans le pays de son adolescence, sur le continent où elle est née. Un retour aux sources pour elle qui se sent doublement enracinée et déraci­née à la fois, ni belge, ni vraiment africaine. Trois jours après le déclenchement du géno­cide, elle est évacuée avec sa famille sous haute protection, comme les autres Occi­dentaux. Arrivée à Bruxelles, Monique est « devenue désertique », anéantie par cette « fuite honteuse (...) sans un geste vers ceux qui allaient être immolés sur l'autel de la haine organisée ». Sa honte se fera devoir de mémoire : elle témoignera de ces trois pre­miers jours où la barbarie a commencé de déferler sous ses yeux dans un livre boule­versant publié aux Eperonniers en 1999. Dire l'horreur, reconnaître sa propre bles­sure lui ont permis d'entreprendre un tra­vail essentiel, plus profond. « Témoigner et réfléchir. Écouter aussi. Essayer de com­prendre. Comprendre comment il est possible que nous en soyons arrivés là. Tous. Les Rwandais à préparer leur mort et nous à les soutenir. Eux, à se torturer et se massacrer et nous, à les regarder faire. Sans bouger. Com­ment « ça » a-t-il été possible ? ». Son retour inattendu à Kigali en est le déclencheur : en avril 2000, elle est invitée à y présenter son livre lors de « Fest'Africa — Rwanda 2000 : écrire par devoir de mémoire ». Elle té­moigne, avec des intellectuels et des écri­vains africains qui tous ont écrit sur le génocide, et surtout, elle les écoute chercher des voies pour « s'approcher de l'innomma­ble » et l'empêcher de se reproduire. Elle aussi cherche à comprendre et en tire un récit où elle explore « la barbarie partagée ». Avec justesse et sans prétention. Avec vérité, comme l'en remercie dans sa préface Yolande Mukagasana1. Le retour sur son passé de blanche vivant en Afrique et la découverte du Rwanda d'au­jourd'hui, après l'horreur et le départ définitif de beaucoup d'Occidentaux, la mènent à dire l'imposture, les mensonges et la complicité des structures coloniales et de l'Église d'abord, puis des structures internationales et de la « Coopération », qui permettait à beaucoup d'Occidentaux de perpétuer une « espèce de tradition vivante du colonialisme ». « En même temps que l'avion », écrit-elle, « mes illusions sont tombées : ce n 'est pas pour l'Afrique que nous y sommes. Ca ne l'a jamais été. » Aujourd'hui, Monique Bernier découvre avec un heureux trouble que les Rwandais sont chez eux, dans leurs hôtels, leurs villes, leur pays. Fini le temps de « l'apartheid ta­cite », les Blancs ne jouissent plus (en tout cas moins) de statuts privilégiés, basés sur des « ségrégations inexprimées ». Mais de ce qui s'est passé, personne n'est indemne : les souvenirs et la peur que « ça » recommence emprisonnent les Rwandais, explique Gogo, l'amie retrouvée. Sur les traces de Vénérand, le presque frère, soupçonné de participation au génocide, Monique voit d'autres consé­quences de la haine orchestrée : les familles broyées par la misère après la mort, les riva­lités sociales et régionales, le piège ethnique, auquel elle se laisse prendre elle-même, le poison de la division, qui mène à catégoriser indistinctement les uns comme bourreaux, les autres comme victimes. Et le travail de justice et de vérité, titanesque et indispen­sable, qui a commencé de s'accomplir et qui seul permettra à tous les Rwandais plus que de se « réconcilier », de se retrouver. Elle dit aussi le pouvoir terrible des mots. Les mots de haine qui ont tué, vomis dans la radio et les pamphlets, les mots mensonges du révisionnisme protégé par des nostalgiques de privilèges perdus. Le silence de ceux qui taisent leurs plaies pour ne pas attiser les brû­lures des autres, parce qu'ils pensent que « le silence tue la souffrance ». Les hurlements des morts, contraints de s'exposer sur les lieux de leur supplice « pour le rappel de l'inhumanité des vivants ». Les mots d'humanité qu'il est urgent que les Rwandais retrouvent, pour se « reconnaître eux-mêmes, reconnaître leur passé, leur imaginaire, leurs désirs. Ne plus laisser à d'autres le soin de s'exprimer à leur place ». Une parole vraie qu'il importe que nous re­trouvions tous, parce que « la guérison du Rwanda, c'est notre guérison ».


Laurence Vanpaeschen