« Le 3 novembre 1957, l’URSS envoie le premier être vivant dans l’espace, à bord de l’engin spatial Spoutnik 2. Il s’agit d’une chienne, baptisée Laïka. Trouvée dans la rue, elle était calme et docile. Ce livre raconte son histoire. » Enfant, Almudena Pano pleurait en écoutant la chanson Laïka de Mecano. Avec son timbre aériennement cristallin, Ana Torroja y rendait hommage à ce canidé sacrifié durant la Guerre froide sur l’autel de la course au progrès. Plus de trente-cinq ans plus tard, c’est à présent elle qui nous serre le cœur avec son mélancolique Laïka. De la rue aux étoiles.
Petite bâtarde moscovite d’environ trois ans et six kilos, Laïka menait une existence paisible, « ses journées n’étaient ni courtes ni longues. Elle faisait des siestes là où le sommeil l’attrapait, bercée par les conversations des passants et le ronron des moteurs ». Elle se régalait de blinis au miel, de pirogs salés et de morceaux de bœuf froids abandonnés. Elle se faufilait avec agilité entre les jambes pressées et fatiguées, et flairait les coins plus calmes pour se reposer. Libre et vagabonde, elle se sentait partout chez elle. Tout le contraire d’une « vie de chien », en somme. Et ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était s’absorber dans la contemplation du ciel étoilé, et rêver…
Un soir, son champ de vision s’est rétréci aux dimensions d’un sac à patates, et l’obscurité l’a recouverte. Au sortir du piège, son univers s’était complètement modifié. Quel déboussolement ! De l’agitation électrique, des bruits continus, des appareils bizarres, des expérimentations désagréables, de la nourriture insipide, un rythme imposé, mais pourquoi ? Elle ne comprenait rien de ce qui se tramait autour d’elle, ni pour quelle raison, à certains moments heureux, des mains et des voix la flattaient. Jusqu’à ce qu’un jour une fusée décolle, avec elle jappant de détresse à bord, et que tout s’éclaire… avant de s’éteindre.
Versant Sud Jeunesse, une fois encore, accueille un album d’une fulgurante sensibilité dans son catalogue. Le travail de Pano brille de densité, de rigueur, de beauté. Le point de vue adopté, celui de Laïka, empreint de bonté et de candeur, provoque une empathie immédiate. Nous éprouvons son bonheur initial, puis sa confusion totale, et enfin sa solitude poignante. Ces affects se voient décuplés par l’indifférence dont les humains font preuve à son égard. Que ce soient les scientifiques excités, les gens de pouvoir avides ou les quidams émerveillés, personne ne prend en compte le ressenti et l’intériorité de cet être-objet ne servant qu’à des desseins galactiquement éloignés de son intérêt. Dans une économie de mots parfaite, le texte (en police « soyuz », écho typographique à l’esthétique soviétique) se construit par courtes phrases descriptives, qui jouent avec les ellipses et s’effacent au fil des pages pour laisser place au silence des ultimes planches, créant ainsi un subtil espace d’investissement émotionnel.
Laïka ne demandait rien, et a été embarquée dans une dynamique qui l’a niée et anéantie. Son destin est illustré par Pano avec une douceur dont l’intensité égale la cruauté de son entrée dans l’Histoire. Les couleurs passées (avec en dominantes le bleu et le rose) et la technique « pointilliste » (entre pixellisation et brume) typique de l’artiste fabriquent un écrin ouaté au récit d’abandon. Laïka, pour ne citer qu’elle, dont le pelage-nuage appelle les caresses, est désarmante d’expressivité, alors que ses babines, sa truffe et ses yeux ne sont travaillés qu’au trait noir. Et la poésie de la voûte céleste, telle « une large couverture noire posée là-haut pour nous faire rêver », composée de taches lumineuses, accompagne nos songeries : et si, à côté de la Grande Ourse, nous discernions aussi une Belle Laïka ? Laïka. De la rue aux étoiles, un ouvrage profond, qui aborde une galaxie de questions touchant aux conditions animale… et humaine.
Samia Hammami