Image de l'oeuvre - La dent : La décolonisation selon Lumumba

Notre critique de La dent : La décolonisation selon Lumumba

En 2001, la Belgique est secouée par une révélation glaçante. À la télévision, un ancien colon se vante d’avoir arraché deux dents du cadavre de Patrice Lumumba, premier Premier ministre du Congo indépendant. En quelques mots, il met brutalement fin à quarante ans de silence et de malaise entre Bruxelles et Kinshasa. Depuis 1961, une question hante les relations entre les deux pays : que s’est-il vraiment passé le jour de la mort de Lumumba ? Et surtout, qui a tiré les ficelles de son assassinat ?
Le mystère qui entoure les dernières heures de Lumumba est au cœur des rumeurs et les accusations oscillent entre le gouvernement katangais de l’époque, les États-Unis et la Belgique.

En 1999, après plusieurs années d’enquête, le sociologue Ludo De Witte publiait « L’assassinat de Lumumba, une enquête approfondie ». Son travail fera l’effet d’une bombe et conduira même à la création d’une commission parlementaire. Pour De Witte, le verdict est sans appel : « Ce sont bien des conseillers belges, des directives belges et, finalement, des mains belges qui ont tué Lumumba ce 17 janvier 1961. »

Vingt ans plus tard, Nicolas Pitz et Pierre Lecrenier reprennent le fil de cette histoire tragique et reviennent sur le parcours qui a conduit Patrice Lumumba à devenir un des hommes ayant marqué l'indépendance du Congo

Leur BD commence en 1952. Jeune « évolué »[1], Patrice Lumumba attire alors l’attention du gouverneur de Stanleyville et du ministre des Colonies pour son intelligence. À Bruxelles, le roi Baudouin redoute la montée des mouvements indépendantistes africains et espère éviter, à tout prix, les effusions de sang. Initialement approché par les deux fonctionnaires belges pour remodeler le système de la colonie depuis l'intérieur mais au fil de ses voyages et de ses rencontres, Lumumba change de cap : il ne veut plus réformer la colonie mais l'abolir. Et son rêve se concrétise plus vite qu’il ne l’imagine : le 30 juin 1960, le Congo accède enfin à l’indépendance. Lumumba, figure incontournable du combat anticolonial, devient le premier Premier ministre du pays. Inflexible en ce qui concerne la décolonisation et l'émergence d’un Congo libre uni, Lumumba se heurte vite aux puissances étrangères dont les intérêts économiques et politiques dans la région sont menacés.

Dans La dent, Nicolas Pitz réussit à condenser les 9 dernières années de Lumumba en 140 pages, un exploit tant celles-ci furent chargées d'événements ayant influencé la fin du Congo belge. Le récit garde son unité linéaire et, malgré les impasses obligatoires qu'une publication en format BD nécessite, l'histoire s'enchaîne et aborde les différents moments clés qui ont influencé l'émergence d'un nouveau Congo. Les dessins très simples et épurés de Pierre Lecrenier permettent au lecteur de se centrer sur les personnages et sur l'action, déjà fortement chargés d'éléments historiques majeurs. Avec beaucoup de talent, il réussit à faire émerger un sentiment d'angoisse et d'urgence à mesure que les premiers jours de 1961 se dessinent sur le papier.

De l'ingérence belge au Katanga, à l'opposition d'Eisenhower en passant par la montée au pouvoir du colonel Mobutu, peu à peu, on comprend que l'étau se resserre autour de Patrice Lumumba et son exécution ne fait alors plus de doute. Et dans l’ombre, la question demeure : qui appuiera sur la détente en premier ?

Julie Leclerc

[1] Au Congo belge, les « évolués » représentaient ce que les colons estimaient comme l'élite de la population indigène, triée sur le volet par l’administration coloniale. Rarissime, ce statut permettait à quelques centaines de Congolais de bénéficier de certains privilèges réservés aux Blancs : accès à des magasins, exemption des peines corporelles, ou encore protection contre l’arrestation arbitraire.