Image de l'oeuvre - Diane Arbus : Photographier les invisibles

Notre critique de Diane Arbus : Photographier les invisibles

Avez-vous déjà regardé dans un stéréoscope ? Vous souvenez-vous de ces visionneuses qui permettaient, à travers un disque de diapositives, de faire défiler image après image un petit monde en relief ? À la lumière du jour ou à travers une source artificielle intégrée, une gâchette commandée par le pouce déclenche l’avancée des vues. Un geste simple, presque hypnotique.

C’est dans cette mémoire visuelle que nous plonge la bande dessinée d’Aurélie Wilmet. Son récit se déroule comme une suite de diapositives, l’arrondi des cases rappelle celui du disque du stéréoscope. Notre regard y avance lentement, mécaniquement presque, image après image, emporté par une cadence intérieure.

Tout l’album Diane Arbus : Photographier les invisibles est traversé par une gamme chromatique bleutée. Le bleu, généralement associé à l’apaisement, à la confiance, à la loyauté, revêt ici une profondeur différente. Le mélange du crayon et des feutres, le bleu d’Aurélie Wilmet est dense et vaporeux. Il crée un espace trouble, où la stabilité apparente ouvre sur une plongée intérieure. Ce bleu, c’est le lieu d’un face-à-face. Celui de Diane Arbus avec elle-même, avec ses désirs, avec leurs conséquences.

Il y a dans ce livre une douceur cotonneuse, une brume légère qui enveloppe tout pourtant, Diane semble isolée, même entourée. Une solitude presque ontologique. En haut de chaque page, des repères temporels discrets guident notre lecture, nous faisant sauter d’ellipse en ellipse.

Écrire sur la vie de Diane Arbus est un défi en soi. Comment reconstituer fidèlement l’existence d’une personne en deux cent seize pages ? Comment raconter la vie d’une autre sans trahir sa vérité ? La bande dessinée ne prétend pas à l’exhaustivité, mais elle cherche un ton juste, une distance respectueuse.

Le dessin d’Aurélie Wilmet tranche radicalement avec l’imaginaire documentaire auquel on pourrait s’attendre. Loin de toute volonté figurative ou mimétique, elle opte pour un style épuré, tout en rondeur. Les décors s'effacent au profit des émotions. Les pleins et les vides composent un contraste fort qui met en lumière les scènes choisies, les instants-clés. Un véritable ping-pong de regards s’installe entre le lecteur, la dessinatrice et Diane Arbus.

Le récit ne se focalise pas uniquement sur les sujets qui ont rendu Diane célèbre : sa fascination pour les corps en marge, les figures de l’altérité, ce que la société dissimule ou rejette. Il s’attache avant tout à la femme. À sa vie intérieure. À ses désirs, ses doutes, ses relations amoureuses, ses amitiés, ses déceptions, sa maternité, son rôle d’enseignante. À chaque moment de bascule, les couleurs s’affrontent : le bleu lutte avec le violet, l’eau rencontre le feu. À l’intérieur des cases, une tempête émotionnelle gronde.

Et toujours, cette question lancinante : qui se cache vraiment derrière l’appareil photo ? Quelle part de soi se révèle en capturant l’autre ?

Aurélie Wilmet ne prétend pas savoir ce que Diane Arbus ressentait. Elle imagine, elle suggère, elle traduit en images ce qui affleure dans les silences et les creux. Elle propose un récit sensible, à la fois respectueux et libre, malgré les limites d’un accès restreint aux archives.

Romane Armand