Déplacements se présente sous une forme carrée, avec un abord cartonné percé par un die-cut en quatrième de couverture. Cette découpe symbolise une fenêtre : en perspective intérieure, le visage d’une femme sombre, le regard baissé, la mine absorbée ; en perspective extérieure, un des mondes possibles. D’emblée, l’album joue subtilement avec les codes de la mise en abyme : le livre contient le récit et les illustrations tel une maison, élément central de l’histoire racontée par Elisa Sartori.
La première pleine page donne le ton : trois couleurs (le blanc, le noir, l’orange), des lignes droites et des angles (des caisses en carton, de la table, des murs). C’est une pièce dénudée, en rien chaleureuse. Le matin, on y boit « son café noir, avec les chaises pour seule compagnie ». Dehors, bien d’autres arêtes se révèlent : les gens se croisent sur les trottoirs, chacun enfermé en soi. Dans les images de l’artiste, cet isolement se matérialise par des photographies de visages gris, dont les corps-maisons dessinés marchent sans se voir, dans une solitude froide, (im)prégnante. Et ceux qui ne martèlent pas le pavé public se confinent dans leur demeure où ils remplissent l’espace de tâches, de pensées et d’ennui. Alors comment, en situation d’exil, dans un pays « où la gravité para[î]t plus lourde », loin de sa terre natale, trouver ses marques et arrondir les coins aigus de la nostalgie et de l’éloignement ?
La mère de la narratrice, pour s’approprier cette existence d’arrachement, s’est mise à déambuler dans les allées d’un marché aux puces et à s’attarder sur l’accumulation de traces d’anciennes vies. Dans un premier temps, elle n’a rien acheté. Puis, un jour, elle a recueilli « un pot pour une plante, qu’elle n’avait pas encore, ainsi qu’un livre dans la langue d’ici, qu’elle réussirait à lire bien plus tard ». Et des trésors ont peu à peu rempli son foyer, apportant de la rondeur (les courbes des tasses, du vase, des lunettes, de la bouteille abritant un bateau – écho à la traversée de la migrante) et de la couleur (celle liée au réconfort des flammes et à la joie acidulée des agrumes). Mais la trouvaille la plus fascinante est un album de photos, rassemblant des clichés d’une famille inconnue dont elle s’est sentie immédiatement intime. Et si cette rencontre de papier déclenchait un processus mystérieux l’inscrivant enfin sur sa nouvelle terre… ?
Sartori envisage avec doigté et finesse la douleur et la difficulté des êtres déracinés. Par le biais d’un sobre et complexe travail graphique, elle s’est faite une de leurs voix. Se déplacer, c’est perdre son lieu et en pénétrer un autre, s’intégrer à un environnement et composer avec le « plus de là-bas et jamais d’ici », se réinventer un quotidien et se créer un refuge. C’est aussi, parfois, la difficulté à dire et à tisser des liens. C’est bouger les lignes, comme a le pouvoir de le faire un livre. Ultime mise en abyme…
Samia Hammami