L’histoire est construite autour de l’absence d’Ahnah : cela fait un an que celle-ci a disparu sans que ses proches ne puissent savoir ce qui lui est arrivé. Ses ami·e·s, Charli, Paulie, Sam et Angel décident de retourner dans la clairière au fond des bois où ils et elles avaient l’habitude de se rassembler. Un lieu symbolique, qui les lie et les relie à leur amie disparue. Nous les suivons dans le voyage pour se rendre sur place, au cœur de la montagne et sommes témoins de leurs échanges, joyeux et tristes par moment. Nous les accompagnons aussi lors de la nuit qu’ils vont passer dans cette clairière. Cette nuit permettra-t-elle aux personnages d’obtenir une forme d’apaisement, quelque chose qui mettrait un point final aux questions qui les tiraillent ? C’est là tout l’enjeu du récit.
À travers la nuit excelle à décrire l’une de ces absences qui s’inscrivent si résolument en creux qu’elles en deviennent une présence qui habite nos vies et se manifeste de façon répétée, à la lisière de nos consciences. C’est là le tour de force de cette bande dessinée : faire exister dans la narration ce qui n’est pas là, montrer visuellement l’indicible. L’autrice fait preuve d’une grande maitrise graphique, aussi bien dans la représentation du mouvement (la planche où le renard surgit sous les roues de la voiture, qui l’évite au dernier moment) que dans celle d’une nature enveloppante et grandiose (à trop observer certaines cases, on entendrait presque le vent bruisser dans les feuilles). Si À travers la nuit est bien sa première bande dessinée, Joana Lorho est pourtant une habituée des projets collectifs, notamment avec l’employé du moi ; elle enseigne par ailleurs à L’ERG. À 42 ans, elle s’offre sa première bande dessinée solo.
Sous l’apparence tranquille d’une ode à l’amitié, ce récit graphique est cependant subtilement politique (mais tous les récits ne le sont-ils pas, d’une certaine manière ?). Car l’amour est au cœur de l’histoire, un amour qui va au-delà de l’amour romantique et au-delà des liens de sang (à ce sujet la dernière scène de la bd est tout à fait éclairante) : l’amour des familles qu’on se choisit et qui est parfois nommé, de façon tiède, « amitié » et que l’autrice place ici au centre de son propos. Mais cet amour ne suffit pas face à l’absence : les 4 personnages qui sont en recherche d’une forme de résolution ou tout le moins de réparation ne trouveront celle-ci qu’en embrassant ensemble l’étreinte d’une nature soignante. La nature est représentée dans sa pleine puissance, et cependant sans naïveté ni mysticisme. Elle n’est d’ailleurs pas dénuée de cruauté, comme en témoigne la scène de la petite renarde qui mord violemment l’oreille d’Ahnah. À ce propos, attention : âmes sensibles (😊), la bande dessinée utilise des points médians tantôt pour marquer la non-binarité de l’un·e des personnages, tantôt pour respecter l’inclusivité en nommant l’ensemble du groupe. Le politique peut aisément se glisser entre deux phylactères, la subversion se cacher entre deux planches aux tons et aux textures merveilleusement poudrées. Vous voilà prévenu·e·s !
Avec À travers la nuit , Joanna Lorho nous propose un récit d’une grande sensibilité et d’une intelligence rare. Une pépite à savourer et à méditer.
Marie Baurins