
Marie-Claire Blais naît à Québec le 5 octobre 1939, dans une famille nombreuse d'origine modeste. À seize ans, elle se voit contrainte d'interrompre ses études pour gagner sa vie. Elle exerce divers métiers : commis dans une fabrique de biscuits, caissière dans une banque, vendeuse, tout en continuant à suivre des cours à la Faculté des lettres de l'Université Laval.
Encouragée par le Père Georges-Henri Lévesque et par Jeanne Lapointe, elle publie, à l'âge de vingt ans, son premier roman,
La Belle Bête, qui lui vaudra le Prix de la langue française. On y trouve déjà l'atmosphère très caractéristique de ses premiers romans : un univers de violence et de passions exclusives, où les êtres s'entredéchirent jusqu'à l'anéantissement physique et moral. Dans le Québec ultraconservateur de l'époque, l'ouvrage on s'en doute ne fait guère l'unanimité : si d'aucuns ont clairement perçu, au-delà de certaines maladresses (dans les notations psychologiques, entre autres), les qualités d'écriture et l'intensité de la vision, d'autres suggèrent comme remède à de telles fadaises malsaines la fessée ou le jeûne médical
Marie-Claire Blais a prouvé depuis qu'elle pouvait grandir sans cela.
L'année suivante déjà, elle publie son deuxième roman,
Tête blanche, qui prolonge en partie la thématique du premier : les relations pour le moins complexes entre une mère et son enfant souffrance par manque de tendresse, incapacité de communiquer, jalousie. L'une ou l'autre touche plus optimiste apparaît cependant. Le succès remporté par ses premières uvres (aux deux romans précédents viendront s'en ajouter un troisième :
Le Jour est noir, ainsi que deux recueils de poèmes
Pays voilés et
Existence) lui vaut d'être remarquée par le critique Edmund Wilson, qui la fait connaître au public américain. À deux reprises, elle obtient une bourse de la Fondation Guggenheim (en 1963 et en 1964) et s'installe à Cape Cod où elle peut se consacrer à l'écriture.
En 1965, elle remporte le prix France-Québec et le prix Médicis pour son roman
Une saison dans la vie d'Emmanuel. Cette uvre étonnante tire son extraordinaire puissance d'un jeu de tensions très complexe : la passion de vivre le dispute au sordide, le vice y a bien souvent les couleurs de la vertu, les frontières entre le quotidien le plus prosaïque et le surnaturel deviennent perméables, les morts, venant à plusieurs reprises visiter les vivants sans que cette cxistence pose le moindre problème, entraînant ainsi insensiblement le lecteur dans la sphère du réalisme magique. Dans cette saison hivernale autant qu'infernale, où un enfant poète de génie finira vaincu par la tuberculose, la figure omnipotente de la Grand-Mère Antoinette incarne tout à la fois le devoir, l'autorité mais aussi et malgré les apparences la protection; en définitive, la sympathie au sens plein du terme.
Si l'on a pu dire qu'
Une saison dans la vie d'Emmanuel sonnait le glas du roman de la terre, la trilogie des
Manuscrits de Pauline Archange (
Manuscrits de Pauline Archange, 1968,
Vivre! Vivre!, 1969,
Les Apparences, 1970) fait, quant à elle, une large part à la ville. En dépit d'un cadre proche, urbain et ouvrier, elle n'offre pourtant qu'une réminiscence lointaine avec
Bonheur d'occasion de Gabrielle Roy. En revanche, elle fait entendre bien des harmoniques familières à l'univers romanesque de Réjean Ducharme. Ainsi la mort de Séraphine n'est pas sans rappeler celle de Constance Chlore : l'angélisme ne résiste pas au quotidien qui le broie littéralement (Séraphine meurt écrasée par une voiture, Constance par un autobus), ni surtout à la faute d'oubli commise par leur meilleure amie. Marie-Claire Blais se reconnaît elle-même une réelle fraternité dans l'errance et dans la solitude avec Réjean Ducharme.
Toutefois, si la solitude constitue l'un des thèmes majeurs de l'uvre blaisienne, on assiste à une évolution sensible au fil du temps : de la solitude tragique de Jean Le Maigre ou de Grand-Mère Antoinette à la solitude par excès de fraternité humaine de Judith Lange dans
Le Sourd dans la ville (1979), un passage irréversible s'opère de la révolte individuelle à la sympathie universelle.
Dans le même temps, le thème de la mort, sous-jacent à toute l'uvre, connaîtra lui aussi des variations non négligeables : de la mort d'un individu unique (Jean le Maigre, dans
Une saison dans la vie d'Emmanuel) à celle d'individus multiples ou plus ou moins pluriels (la trilogie des
Manuscrits de Pauline Archange est traversée par une véritable théorie de morts et de malades), on passe cette fois à la négation totale de l'individu, avec l'évocation des morts de Mauthausen et de Terezin par Judith. À travers la chronologie de ces romans, on refait en quelque sorte une histoire de la mort qui rejoint les analyses de Michel Voyelle : depuis la mort communautaire familiale, vécue comme simple rite de passage, jusqu'à la mort collective, anonyme et programmée qui marque, au vingtième siècle, l'avènement d'un nouveau visage du tragique.
Au plan de l'écriture aussi,
Le Sourd dans la ville révèle de profondes mutations : la quasi inexistence de tout signe de ponctuation forte assure à l'ensemble un écoulement continu, en même temps que la virgule fait naître néanmoins une respiration, un rythme indéniables. Parallèlement s'opère une fine relative désaffection par rapport à l'intrigue, tandis que la focalisation est mise successivement sur différents personnages.
C'est donc tout à la fois un écrivain d'une très grande générosité et d'une très riche palette (il n'est guère possible de faire ici le tour complet d'une uvre qui embrasse aussi bien le roman, que la nouvelle, la poésie ou le théâtre) que l'Académie royale de langue et de littérature françaises accueille dans ses rangs le 11 avril 1992.