Françoise
LISON-LEROY et Geoffrey
DELINTE,
Terre meuble, Ail des ours, coll. « Coquelicots », 2025, 54 p., 16,5 €, ISBN : 9782491457464
Avec
Terre meuble, Françoise Lison-Leroy remue la représentation sinistre de la mort pour en brandir une nouvelle, lumineuse, joyeuse et mélancolique. Par définition, une terre meuble est légère, travaillée, presque vivante, tout peut encore y surgir ; elle peut se déplacer, laisser se mouvoir ceux qu’elle recouvre. Et s’il était possible de continuer à vivre des aventures avec ceux qui ne sont plus là ? À condition de garder leurs expéditions – détricotant la frontière du vivant et de la mort – secrètes, la narratrice et son petit frère décédé peuvent établir une relation éternelle, s’offrant la joie d’une échappée plurielle, d’un effacement des événements irrévocables : celui qui n’est plus revit, celle qui a perdu un être cher le retrouve. Le couperet de la mort est émietté par une seule petite phrase, sûre d’elle, annonçant la couleur du recueil et les contours d’une nouvelle réalité :
Tu n’es pas mort, je le sais bien. Depuis l’enterrement, qui est vu, dans un même recouvrement euphémisant, comme une fête, le frère et sa sœur ont filé, substituant une joie mobilisante à la tristesse de rigueur. Aux yeux des autres, rien d’anormal, un enterrement, un emplacement dans un cimetière. Dans le secret de leur alliance, nous observons malicieusement leur relation particulière qui revêt le masque du jeu et qui fait irradier les actes de la vie dans les profondeurs du monde («
Toi caché sous la terre et moi tailleuse de lilas »).
Terre meuble offre une revitalisation aux promesses habituelles, «
je viendrai te voir tous les jours » n’a jamais autant battu dans poitrines.Il s’agit de duper la mémoire, de matérialiser les souvenirs d’enfance, les revivre comme s’il avaient à nouveau lieu, sous couvert d’une instruction claire :
Nous sommes encore petitsSur la pierre tombale, la narratrice dessine un camion car son petit frère était camionneur. Elle plaque une imagination touffue et vibrante sur la froideur de la pierre, colle le mouvement à l’immuable. Le temps ne s’imprime pas sur les deux protagonistes, leur confiant un réservoir infini de moments à partager, le curseur enfoncé dans l’enfance. Au volant de ce camion rupestre, les âges au compteur sont alors perçus comme une distance parcourue :
Depuis quand avons-nous cinq et sept ans? Cent trente-trois bornes à nous deux Avec une ténacité enfantine, les contraintes pragmatiques d’un lieu public sont balayées d’un revers de main : un cadenas n’arrête pas «
la rôdeuse sans bagage » qui n’hésitera pas à faire le mur à l’arrière du cimetière.Les «
deux enfants pour toujours » sont animés par le mouvement perpétuel de leur amour, ils vont chercher des bribes de nature à la mer, pour construire, bâtir, œuvrer vertical dans l’horizontalité morose traditionnelle. Par sa disposition, le texte accueille leurs grandes enjambées et l’éclosion de leurs projets :
N’écrase pas les fleurs des champsnous allons traversertout le paysage rejoindre la mernous jetterons des coquillagesdes cailloux perforésdans la bennerevenir s’inventer bâtisseurs Comment ne pas désormais penser à chacun des termes de l’expression
terre meuble ? Ce lopin de terre, cette parcelle de cimetière sont qualifiés de «
centre du monde » par la narratrice. Chéri, il devient vertical, tel un meuble à souvenirs sans cesse approvisionné par les voyages de ces deux «
oiseaux de nuit ».Sur les pages de droite, les illustrations de
Geoffrey Delinte déposent un voile supplémentaire de douceur sur le texte. Avec une allure de collage, elles offrent les vignettes que la narratrice glissera dans la visionneuse de sa mémoire en temps voulu. Partageant l’irrégularité de la création de nos images mentales, elles n’accompagnent pas systématiquement le cours du texte et y émergent comme des pierres précieuses à collecter.Plus que de seulement illustrer la possibilité magnifique d’une telle relation, Françoise Lison-Leroy colorise les pellicules de ses souvenirs et inscrit la vie là où elle n’est d’habitude plus, puisque le petit frère a des «
copains de terre » avec qui ils gambadent durant la récréation. Cette sociabilité enfouie est inaccessible à la narratrice. La mort n’apparait plus comme une fin que la vie surpasse en tout point mais comme le début d’autre chose, plus secret, mais tout aussi palpitant. Cette joie qui nous échappe laisse un sourire aux lèvres.
Fanny LambyPlus d’information