Il faut essayer de résumer un parcours artistique qui a commencé en 1974 et au fil duquel s’est imposé à moi un mode d’écriture théâtrale propre.
Car c’est la scène qui m’a conduite à l’écriture. La scène et le travail au service de cette scène sur des sites naturels bruts.
J’ai donc commencé à travailler en me promenant loin des théâtres. Ainsi, une certaine pratique s’est développée selon le mode de vie des nomades. Cinq premiers spectacles (1974 : « Fastes d’Enfer » - Ghelderode, 1976 : « Yanulka » - Witkiewicz, 1977 : « Pas de Deux » - Claus, 1978 : « Hop Signor » - Ghelderode, 1980 : « Léopold II » - Claus) ont vu le jour alors, non pas pour ce qu’ils étaient mais parce que la vision que j’en avais constituait une réponse à un lieu découvert en promenade et aimé pour sa valeur intrinsèque : une chapelle désacralisée, un chantier d’envergure abandonné avant achèvement, un ancien studio de cinéma, un monument aux morts,...
La matière, la consistance de la matière ont donc fondé ma façon de faire à mon corps défendant. De même que l’incidence directe de la lumière naturelle sur le cours de la représentation. Cette préoccupation ne me quittera plus jamais.
Le hasard me fait découvrir le complexe de la Caserne Dailly, abandonnée. Le gigantisme du site et sa diversité invite à y poser les valises. L’ « époque Balsa » commence véritablement et elle se fonde sur l’exploitation du site au titre de décor naturel mouvant.
L’intervention sur les lieux se précise insensiblement et développe une esthétique mélangée mais toujours articulée sur un travail en direct avec de la matière brute.
Je comprends alors que, n’ayant jamais travaillé dans un « théâtre », je n’y travaillerai vraisemblablement jamais.
Par ailleurs, le hasard toujours me conduit à une radicalisation du travail d’intervention qui, cette fois, s’aventure également dans l’écriture scénique propre, que ce soit sous forme d’adaptations très libres ou selon des partitions entièrement dessinées pour la scène.
Le site demeure le grand inspirateur et les spectacles de cette période prennent racine dans l’exploration-même qui en est faite.
Je commence à ce moment à travailler avec la scénographe Valérie Jung. Cette collaboration, qui n’a jamais cessé, aura, au fil du vécu, généré un type bien particulier d’écriture scénique quasi commune et où la frontière entre l’écrit et la plastique s’est peu à peu évaporée. Cette époque va proposer en 1981 : « La Pilule Verte » (adaptation très libre de « Grâces et épouvantails de Witkiewicz, en 1982 : « L’Inauguration » (un scénario « circonstanciel » relatif à notre installation sauvage dans les casernes), en 1984 : « Est-ce que tu dors ? » (un scénario de fiction), en 1986 : « Roméo et Juliette » (une adaptation très libre de la pièce de Shakespeare) et en 1987 : « Interlude » (un scénario de fiction).
C’est alors que l’esthétique qui s’était développée jusqu’alors a débouché sur un désir d’écrire selon sa propre réalité mouvante et de faire de certains aspects emblématiques du vécu de la matière fictionnelle.
Et dès lors, c’est tout en continuant d’entretenir un rapport singulier avec l’espace, qu’un projet global d’écriture a vu le jour, sans volontarisme, cependant que sous-tendu par une thématique d’observation du quotidien mis en perspective.
Le tissu émotionnel humain placé dans un réseau d’expérimentation physique de la matière a ainsi contribué à la confection des spectacles de cette période.
Dans ce qui commençait à se tisser comme une chronologie, deux textes du répertoire ont cependant été montés ; mais le choix de ceux-ci appartenait pleinement à la recherche temporelle en train de se mettre en place. Cette époque va donc proposer en 1988 : « La Théorie du Mouchoir » (un scénario), en 1989 : « Le plus heureux des trois » - Labiche, en 1991 : « Les Chutes du Niagara » (un storyboard), en 1993 : « Mademoiselle Julie » - Strindberg, en 1994 : « La guenon captive » (une pièce), en 1996 : « Nature Morte » (une partition dessinée).
Commence alors un cycle d’écriture propre au vrai sens du terme. La matière, l’espace conduisent à la question du temps qui les enserre et les façonne. C’est désormais du temps et de sa perception dont il sera fait matière. Et partant, des questions relatives à la place, la légitimité et l’inscription dans un mouvement historique.
Cette recherche s’est ouverte à l’occasion d’un travail scénaristique basé sur la double tétralogie des rois de Shakespeare où transmission et confrontation entre le temps historique et le temps fictionnel construisent la poétique. Au terme de ce travail d’adaptation, un véritable chemin d’écriture a commencé, par l’intermédiaire de l’incursion d’un personnage, celui de La Fille, tout à la fois initiatrice et objet singulier d’un vécu polémique et tumultueux déployé dans l’ici et maintenant du plateau qu’elle fait sien selon un baroud oratoire qui est sa raison même de (sur)vivre. Ce personnage a été à l’initiative de trois spectacles constituant une première trilogie.
Construits en (auto)portraits controversés et successifs d’une histoire incertaine et en reconstruction permanente, ces trois spectacles se répondent évidemment et s’emboîtent même en des endroits qui pourraient être repérable, cependant que chacun d’entre eux peut se regarder comme un objet unique, en tant que moment particulier dans la turbulente introspection de la Fille.
Cette trilogie a initié une nouvelle méthode, celle de la recherche de la trace du dernier lieu ; et ainsi la faculté de « poursuivre » selon la dynamique d’une mise en abîme en devenir.
De cette époque en train de se vivre, il y a déjà eu en 1998 : « Et de toutes mes terres... » (travail scénaristique d’après la double tétralogie des Rois de Shakespeare, en 2002 : « Ce qui est en train de se dire » (premier volet de la trilogie), en 2005 : « Table des Matières » (deuxième volet de la trilogie), en 2008 : « Le Territoire » (troisième volet de la trilogie).
Actuellement, je mets la dernière main à « Wijckaert, un interlude » et dont les représentations sont imminentes. J’ai écrit ce spectacle comme un authentique « entre deux » et spécialement pour Véronique Dumont et Héloïse Jadoul qui m’ont accompagnée durant la première trilogie. C’est que le temps de la fiction s’est mis à se tisser de manière de plus en plus étroite avec le temps de la vie et c’est l’occasion de laisser palabrer, sur un coin de table qui est celle dont il a été question durant toute la première trilogie, ces deux interprètes qui ont vieilli avec moi.
Pour l’avenir, je suis lancée dans la rédaction d’une deuxième trilogie, non pas la « suite » de la première mais plutôt le « rebondissement narratif » de celle-ci.
Cette deuxième trilogie est dite « Trilogie de l’enfer » et se divise en trois textes : « En dessous de l’enfer, l’amour », « L’enfer, l’alcool » et « Au dessus de l’enfer, la guerre ».
Repartant de la famille via la Mère qui « ouvre le bal », cette deuxième trilogie propose cependant une navigation qui va s’en écarter progressivement pour laisser se déployer une sorte de cartographie existentielle relative aux solitudes et aux dépendances.
Tout en exploitant la nécessité de nourrir la géographie archaïque de la première figure maternelle, l’écriture propose une forte corrélation entre trois prototypes (l’amour, l’alcool, la guerre), reliés entre eux comme une gamme d’autant de poisons générateurs de mortelles dépendances.
Le premier volet s’intitule donc: « En dessous de l’enfer, l’amour ».
Ecrit comme une « Annonciation » à l’envers, ce volet place la Mère en majesté, avec son collier en or, mais dans des circonstances particulières, selon l’unité de temps revisitée de ses propres funérailles et au rythme des activités s’y développant jusqu’à la crémation. Equipée de la liberté ubiquiste des morts, la Mère observe sa fille présente à la cérémonie et s’adresse à elle. La question de l’amour, contingent à l’existence même de la fille, y est centrale, autant que dérisoire et historique.
Réglant la question de l’amour via la Mère et au rythme des opérations conduisant à sa propre crémation, la prosopopée maternelle a pour témoin un éléphant en peluche surdimensionné, vivant et curieux, jouet grotesque et mascotte monstrueuse qui se révèle au final virtuose au clavecin. Cette présence éléphantine discrète dans le fond du tableau maternel est une sorte de « signature » (un peu à la manière de Grünewald se représentant tout petit au milieu de la foule qui se presse au Golgotha autour de la croix) et c’est cette « signature » qui prend sa pleine valeur dans le deuxième volet, intitulé : « L’enfer, l’alcool ».
Et dont la figure centrale est cette fois l’Eléphant - qui a viré au rose -, troquant la prosopopée maternelle écoulée pour la fonction d’un magistère incantatoire.
Au-delà de l’alcool, au point où l’alcool rejoint le mythe, l’esprit, c’est désormais le délire qui s’adresse au délirant. Une espèce de gros « Babar » rose, cuisses croisées, occupe à présent le fauteuil de la Mère et devient l’ « esprit de la scène », personnage central d’une « Noce de Cana » athée.
Sorte de double fictionnel mais très libre, cet éléphant rose n’en est pas moins Dionysos, maître très ancien (mais ici frelaté bien que toujours magistral) du délire extatique et du désordre. Prophète amoral, chantre à rebours stigmatisant la tyrannie du bonheur (souvent béat et toujours obligatoire), il est cependant dieu du vin au-delà du vin, dieu créateur, il est l’esprit de la scène, d’une scène vitale autre, autre et non dépositaire de quoi que ce soit, autre et contre l’esprit de vie efficient et convenu.
Par analogie au premier volet, le troisième volet s’intitule : « Au dessus de l’enfer, la guerre ».
Si le premier volet affiche avec le thème de l’amour une proposition antithétique de la mort (le concret de la crémation faisant débat sur la question des origines), c’est le négatif de cela que propose le troisième volet. Et si l’éléphant rose du deuxième volet défiait la joie des morts par l’ivresse insane, ici, au-delà de l’ivresse, la joie des morts triomphe de la tristesse du vivant. Dans une sorte de « Jardin de Gethsémani».
A l’heure actuelle, le premier volet est écrit, le second entamé, le troisième en perspective.
Les forêts, leur mystère, leur terre fertile, leurs ombres inquiétantes, leurs bruissements, leurs craquements, leur profondeur aspirante, leurs dangers tapis. Leur faune. Et cette « petite pygmée toute blanche, en pagne bleu ensanglanté dans le noir » qui court, qui court, qui court. Seule, l’enfant blessée détale à travers les « ténèbres en comprimant bien fermement [s]a fesse trouée ». Que fuit-elle, cette guerrière téméraire ? Que cherche-t-elle, cette insane ensauvagée ? À quoi aspire cette innocente écarlate ? Car si la nature se révèle dangereuse, la main humaine l’est souvent plus encore. N’est-ce pas elle qui décoiffe les cerfs et les éviscère, qui pose les pièges-à-loups aveuglément voraces, qui enferme l’indécence dans les caves à mazout,…
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Ce matin, je suis allée chercher du lait entre les bombes. À prix d’or.Au retour, le chaos du chemin était tel que le lait s’est fait beurre.Nous y avons frotté nos croûtons amers, ainsi nous vivons dessous les bombes. « Inestimable don de guerre », premier des trois textes qui composent Sfumato, s’ouvre sur ces mots, ceux des bribes d’un souvenir lointain qui revient à la surface de la mémoire puis se dissipe au fil des pages, laissant s’écouler les phrases comme les couleurs qui s’estompent sur la toile. La maison est détruite, la famille s’est réfugiée dans la cave avec, pour horizon, « la ligne claire » aperçue depuis le soupirail. Par-delà cette ligne claire, les tableaux se succèdent et se superposent : il faut enterrer le corps de celui qui a tenté…