Le Monde de François Emmanuel. Textes, études, entretien et documents rassemblés par Christophe Meurée. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, 2022. Coll. Archives du Futur, 492 p., 28 €, ISBN 978-2-87168-089-5.
Premier assistant scientifique aux A.M.L., Christophe Meurée est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de François Emmanuel, à laquelle il a consacré depuis 2005 plusieurs articles approfondis, ainsi qu’une part importante de sa thèse doctorale. De fil en aiguille, des liens étroits se sont noués entre les deux auteurs, d’où est né le projet d’un volume polyphonique dans la collection « Archives du Futur », sur le modèle du Monde de Paul Willems (1984). Plusieurs années d’une étroite collaboration furent nécessaires pour établir les grandes lignes de l’ouvrage, mener les entretiens en tête-à-tête, solliciter des contributions extérieures, sélectionner les extraits littéraires et les illustrations. Il en résulte aujourd’hui un volume épais et riche, pesant son poids d’information, de questionnement et d’intelligence, comme soutenu par la peur de rater quelque chose d’important. La structure est très organisée, avec ses cinq parties dont chacune se subdivise en transcription de dialogues, textes de F. Emmanuel, citations d’autres écrivains, témoignages, études savantes : Ici et ailleurs, Le temps et la mémoire, L’autre et ses figures, L’écrit et le corps, Les voix et les formes. Pourtant, le but poursuivi n’est nullement de l’ordre de l’exhaustivité ou de la synthèse, bien au contraire : l’alternance des genres, la primauté donnée au dialogisme, la pluralité des voix convoquées, la diversité des points de vue démontrent une démarche de type rhapsodique, visant une mosaïque aventureuse plutôt qu’un portrait académique.
Quelle image en résulte-t-il ? Comme écrivain, F. Emmanuel récuse les modèles journalistique, autobiographique ou testimonial, et plus généralement la tendance actuelle à la « surprésence du réel » qui a pour effet d’amenuiser le pouvoir symbolique de la langue. Loin du « présentisme », l’invention fictionnelle, chez lui, met en jeu systématiquement une antériorité mythique, historienne ou générationnelle, comme en témoignent les figures d’Orphée, de Quetzalcoatl, la mémoire de la Shoah, le motif de l’héritage, la thématique insistante de la maternité et de la filiation. Ainsi la quête de l’identité s’intrique-t-elle étroitement à la quête de l’origine, l’une et l’autre vouées à la fatalité de l’introuvable, comme le montrent Retour à Satyah (1989), Le tueur mélancolique (1995), La question humaine (2000) et d’autres romans étudiés dans le volume. « Retrouver le don d’ignorance est sans doute une affaire d’ouverture intérieure et de disponibilité », explique l’écrivain qui est aussi psychanalyste, donc doublement réticent à toute posture omnisciente. L’originel, dans son histoire personnelle, est peut-être à chercher vers l’une ou l’autre « scène primitive » ; du côté du héros (de l’héroïne), il s’agit souvent d’un traumatisme ancien et irreprésentable, responsable d’un effondrement à partir de quoi le récit va prendre son essor : pensons notamment à L’enlacement (2008) ou à Raconter la nuit (2022).
Impossible de résumer ces entretiens et analyses textuelles, d’une grande densité et d’une haute qualité intellectuelle. Prenons l’exemple du rapport au corps, qui occupe dans le travail de l’écrivain une place névralgique, accrue depuis son stage théâtral chez Jerzy Grotowski en 1979. Au plan de l’écriture d’abord, il faut que le personnage romanesque « prenne corps » progressivement par le biais du nom, de l’aspect physique, des actes, des paroles. Intervient ici l’insistant motif de la voix, dans lequel se nouent primitivement le registre du corporel et celui du verbal. « C’est à l’égard des écrivains de la voix que ma dette est la plus évidente », déclare F. Emmanuel, citant M. Duras, C. Simon, Saint-John Perse. Au plan thématique, le corps est souvent présenté comme la « maison de l’être » – laquelle, dans l’ouragan de la folie, peut devenir inhabitable, tout comme ces demeures désertées que sont les cadavres des proches ou les momies exhumées. Quant aux pièces de théâtre, les personnages s’y singularisent à la fois par des détails physiques et par leur langage bredouillant, péremptoire, gazouillant, ou encore mimétique… Bref, le corps n’est présence que sous la menace permanente de l’aliénation. Les récits de F. Emmanuel activent constamment cette dialectique du plein et du vide placés en contradiction ou en alternance, dialectique déclinée en de multiples variantes : parole/silence, ici/ailleurs, mur/passage, su/insu, continu/discontinu, romans d’été / romans d’hiver, etc. C’est elle qui fonde l’inconfort foncier de l’œuvre, c’est-à-dire son mouvement, ce que montre avec brio le volume qui vient de paraitre aux A.M.L.
Daniel Laroche