Fille de parents polonais qui ont quitté leur pays en 1907 pour s'établir dans notre capitale, Jeanine Rozenblat naît à Bruxelles le 10 avril 1912. Son père, ingénieur, est aussi un musicien raffiné. Sa mère est une des premières étudiantes en sciences sociales. Elle s'adonne à la littérature; l'une de ses pièces sera jouée au Théâtre du Parc. L'enfant grandit dans ce milieu cultivé, fréquenté notamment par Franz Hellens, André Baillon, Eugène Zamiatine, qui a fui la Russie, Joseph Roth, les peintres Van de Wstijne et De Groux.
Inscrite en philologie romane à l'Université de Bruxelles, la jeune femme a pour maître de stage Émilie Noulet qui l'encourage dans l'élaboration d'un mémoire consacré à Gérard de Nerval. Cette étude sur Les
Chimères, publiée en 1937, est suivie deux ans plus tard d'un
Manuel poétique d'Apollinaire. Les deux ouvrages sont salués par une critique enthousiaste qui leur reconnaît un ton brillant et une analyse pénétrante. La jeune essayiste épouse un professeur, Léo Moulin (auteur de plus de vingt ouvrages dont La vie quotidienne des religieux au Moyen Âge et le Journal d'un agnostique). Elle portera désormais le nom de Jeanine Moulin. Un fils leur naît en 1942, Marc Moulin, qui deviendra compositeur et animateur de la radio et de la télévision.
Depuis 1947, Jeanine Moulin a publié une vingtaine de volumes. Après un premier recueil poétique,
Jeux et tourments, renié depuis, mais qui indique déjà les thèmes de sa poésie future, définissables en une formule lapidaire : raison et passion, elle revient à ses premiers travaux sur Nerval et Apollinaire pour les approfondir, les compléter et leur donner une forme définitive. Les deux volumes,
Gérard de Nerval : Les Chimères, exégèses et
Guillaume Apollinaire ou la Querelle de l'ordre et de l'aventure. Textes inédits, sont publiés à Genève en 1949, puis en 1952. Ils ont été réédités à plusieurs reprises. Ces études mêlent avec bonheur la critique textuelle à l'évocation du psychisme des poètes soulignant, en particulier chez Apollinaire, l'ambiguïté entre le souci de la recherche de nouvelles terres d'écriture et la conscience d'appartenir à une tradition.
En 1955, Jeanine Moulin fait paraître un livre consacré à l'actrice et poétesse Marceline Desbordes-Valmore, dont l'emploi qu'elle fit du vers de onze pieds séduisit Verlaine. Elle fait l'objet d'une étude scrupuleuse qui révèle le souci de Jeanine Moulin de rendre la vie au personnage, mais aussi de mettre en lumière l'apport irremplaçable d'une uvre vibrante d'émotion et de sensualité. Sept ans plus tard, en 1962, Jeanine Moulin présente un choix et une adaptation de textes de Christine de Pisan, précédés d'une introduction détaillée sur cet auteur lyrique du XVe siècle et sur son époque. En se penchant sur la poésie féminine, elle s'ouvre ainsi la voie à plusieurs anthologies consacrées, la première, en 1963, à l'époque moderne; la seconde, trois ans plus tard, aux poétesses du XIIe au XIXe siècle. Ces deux ouvrages finiront, en 1975, par n'en former qu'un seul qui présente une histoire singulièrement complète de
Huit siècles de poésie féminine, rééditée en 1981. Au-delà des choix personnels, on trouve ici un éventail significatif; on découvre surtout la vitalité et l'importance de la poésie féminine de notre siècle. Dans un avant-propos qui permet à l'auteur de se pencher sur la situation morale et sociale de la femme et de souligner ce qu'elle appelle l'accès à la féminitude, Jeanine Moulin estime que le facteur de rapprochement entre les deux sexes repose moins sur la notion d'égalité que sur celle de complémentarité.
En 1973, Jeanine Moulin publie une étude critique et littéraire sur des
Textes inconnus et peu connus de Fernand Crommelynck, auquel elle consacre en 1978 un volume intitulé
Fernand Crommelynck ou le théâtre du paroxysme. Dans ces deux essais publiés par l'Académie, le souci d'analyse et la perspicacité de Jeanine Moulin mettent en lumière une uvre qui a marqué notre littérature de son empreinte indélébile.
On ne compte plus les collaborations de Jeanine Moulin à des revues ou à des périodiques, du
Journal des poètes à
Marginales, du
Figaro littéraire à
La Revue nouvelle. D'une façon générale, elle s'est peu consacrée à la prose. Il faut cependant citer
Voyage au pays bleu, des contes pour enfants parus en 1973, et, en 1988, un ensemble de nouvelles, Les
Yeux de la tête et autres récits, dans lequel elle consacre quelques pages émouvantes au cadre heureux de son enfance et aux rencontres artistiques, celle de Crommelynck entre autres, qui ont suscité sa vocation.
Dans le domaine poétique, Jeanine Moulin a publié six autres recueils :
Feux sans joie en 1957,
Rue Chair et Pain en 1961,
La Pierre à feux en 1968,
Les Mains nues en 1971,
Musée des objets perdus en 1982 et
La Craie des songes en 1986. L'ensemble de ces textes, à l'exception du premier recueil, a été repris dans le volume De pierre et de songe, complété de poèmes inédits, en 1991. C'est dans sa poésie que Jeanine Moulin se dévoile sans doute le mieux. Le bonheur, les échos de l'enfance, l'amour conjugal, la joie de la maternité, les descriptions sensibles de la nature sont évoquées avec tendresse; les questions posées par le temps et la mort tempèrent ces visions en leur donnant des accents de désespoir maîtrisé et souvent moqué.
L'uvre de Jeanine Moulin a été couronnée par plusieurs prix littéraires, notamment le prix Rosy de l'Académie (en 1955) pour les
Textes inédits de Guillaume Apollinaire. Elle a aussi été présidente honoraire des Midis de la poésie.
Elle a été élue à l'Académie royale de langue et de littérature françaises le 13 novembre 1976, à la succession de Lucien Christophe.
Jeanine Moulin est morte le 18 novembre 1998.