Que fait un poète lorsqu’il dessine ? Vient-il sur le papier disposer d’autres signes, distraire sa parole, éparpiller des traces, griffonner dans les marges, en attendant la suite ? Ou creuser des sillons neufs, mettre en mouvement sa pensée solitaire ? À parcourir les traits de fusain écrasé de Pierre-Yves Soucy, on songe quelquefois aux dessins mescaliniens d’Henri Michaux ou aux traits noirs de certaines toiles abstraites de Hans Hartung. Pour Pierre-Yves Soucy, j’en fais l’hypothèse, les traits, les traces, les grilles et les lacis, les empâtements au noir, les entailles du papier, la division de l’espace ou son resserrement, le grain frotté, rien de cela ne quitte tout à fait le monde, quand bien même il s’agit de l’égarer et de s’égarer en chemin.
Auteur et illustrateur de Vertiges de la main
Pierre-Yves SOUCY et Olivier SCHEFER, Vertiges de la main, Lettre volée, 2022, 80 p., 18 €, ISBN : 9782873175641« Que fait un poète lorsqu’il dessine ? ». Par sa question inaugurale, Olivier Schefer interroge avec brio les créations graphiques de Pierre-Yves Soucy en les confrontant aux créations poétiques. Dans les dessins au fusain, dans le dynamisme des traits, les frottages, les précipités de strates, notre œil perçoit une poétique des traces, des empreintes et des échos. En poésie et dans les arts plastiques, graphiques, Pierre-Yves Soucy se livre à une exploration des interstices. Creusant, laissant affleurer les signes, les formes, à tout le moins leur ébauche, il travaille sur l’inchoatif et l’estompement,…
Il existe entre un livre et son auteur un espace d’exploration littéraire que Michel Joiret appelle en collaboration avec Noëlle Lans, « Voyage en pays d’écriture ». Le principe en est cristallin : partir sur les traces des écrivains, là où ils ont commis leur œuvre et y découvrir ce que les sens de la présence sur place peuvent offrir. C’est-à-dire les non-dits des auteurs et l’esprit des lieux d’écriture. Depuis 1995, la revue Le Non-Dit , entreprise compagnonique , guide ses lecteurs-voyageurs dans l’environnement des écrivains et fait « parler les pierres qui leur ont servi de refuge ». Il en est ainsi du premier colloque à Epineuil-Le-Fleuriel où est située l’école d’Alain-Fournier, auteur du Grand-Meaulnes. Plusieurs convives s’y sont réunis pour mesurer le livre aux lieux mais aussi aux grammairiens belges.De même en 1999 au Grand-Hôtel de Cabourg, « en front de mer, avec piano-bar et musique d’époque ! » pour diverses lectures de l’œuvre-cathédrale de Marcel Proust. À lire toutes les interventions d’alors, le verbe se lève et souffle tant que la plume se montre absolue : on se demande si l’écriture de Proust émane de lui ou bien si c’est Proust qui émane de l’écriture ?En 2000 aux refuges de Pierre de Ronsard et de Pierre Loti, il est question d’un fil rouge reliant les roses sur les lieux des cimes amoureuses du premier à « la lourde et odorante végétation de Nagasaki » du second. Soit à l’instar de tout l’ouvrage, un fil de textes courts et autonomes ; érudits sans assommer.Quelle somme justement ! de témoignages, de recherches, de lectures, d’extraits, de citations et d’anecdotes pour fonder ce livre de voyages qui se fondent en une déclaration de passion pour la littérature. Nous glissons la tête derrière des rideaux vers les coulisses de temps perdus, dont seuls l’air et la lettre peuvent encore témoigner.Voyager en pays d’écriture donne faim et soif de tout lire des auteurs visités, tant les frontières entre les livres deviennent aussi précaires voire absurdes qu’entre les pays, une fois que l’on est sur place. Un genre cependant ressort de l’ouvrage, celui du romantisme, destination en 2002 via Chateaubriand et George Sand.Michel Joiret y fait l’aveu de son propre romantisme : « Drôle de question pour une curieuse époque, la nôtre, où beaucoup se sait, où peu se sent, où tant d’émotions sont en jachères et où le non-dit des échanges gagne le terrain perdu des années… Déçus par les philosophes (anciens et nouveaux), beaucoup se tournent vers des cultures et des religions « éprouvées » et sûres. »« En 2003, Le Non-Dit propose une rencontre avec quelques écrivains belges établis dans la capitale française, un projet qui séduit une quarantaine de personnes, principalement des enseignants. » En effet, le projet en association avec l’Enseignement du Hainaut ne veut pas seulement interroger des frontières géographiques, mais aussi celles des élèves avec la lecture, à l’aide de leurs professeurs. Historique, culturel, romantique, pédagogique, tel est-ce de voyager en pays d’écriture.Et ainsi de suite jusqu’en 2017 avec Aragon et Cocteau entre Milly-la-Forêt et Saint-Arnoult-en-Yvelines. L’index du livre compte 228 auteurs interpellés par une écriture soignée. Michel Joiret est manifestement un grand amoureux, compulsif et pas jaloux, qui aime comme un fou et invite avec ses collaborateurs et intervenants à admirer, adorer la littérature. Tito Dupret Les écrivains du passé n’ont jamais cessé de nous parler. Il nous appartient de les écouter, même si l’écoulement du temps a pu érailler leurs voix, même si les relais de lecture intergénérationnels sont aujourd’hui moins assidus, même si la primauté de l’image a pu dérouter les chemins d’écriture. L’œuvre des Illustres est l’ADN de chacun de nous. Quand l’oreille intérieure et l’œil se font moins vifs et sortent du champ de lecture, il nous reste le trésor des pierres, des lieux signifiants – comme les aubépines de Marcel au Pré Catelan –, l’intimité d’une table, d’une plume et d’un encrier – comme l’écritoire de Jean-Jacques à Montmorency. Comme l’écrit Pierre Mertens dans son avant-dire : « Allons ! Comment se lasserait-on de ces retours aux sources sur les lieux du crime – ce crime fameusement “impuni” : la lecture ? » Ou la relecture ?… Au fil de ses voyages, ses rencontres et ses chemins d’écriture, la revue « Le Non-Dit » nous emmène sur les traces d’Alain-Fournier, Marcel Proust, Pierre de Ronsard, Pierre Loti, François-René de Chateaubriand, George Sand, Maurice Leblanc, Madame de Sévigné, Alexandre Dumas, François Rabelais, Michel de Montaigne, Erasme, Colette, Blaise Cendrars, Pierre Mac Orlan, Francis Carco, Georges Brassens, Jean-Jacques Rousseau, Maurice Maeterlinck, Marguerite Duras, Jean Cocteau,…
De l’égalité à la liberté. En passant par le Revenu de Base Inconditionnel
Le demi-siècle 1965-2015 fut marqué par une série de crises ou de mutations profondes, dont notre vision du monde occidentale ne pouvait sortir intacte : révélation accrue des crimes nazis et staliniens, conséquences de la décolonisation, contestation de mai 68 et maoïsme, chocs pétroliers, fin de l’U.R.S.S. et déclin du communisme, croissance des pays émergents, etc. Telles sont les turbulences historiques devant lesquelles Éric Clémens, philosophe de formation, a tenté de repenser les bases de la politique et de l’éthique – rappelons notamment son essai Le même entre démocratie et philosophie (Lebeer-Hossman, 1987) –, mais sans éluder la nécessité de l’action concrète, puisqu’il a notamment organisé ou participé à de nombreux débats publics et qu’il milite pour l’attribution à chaque citoyen d’un « revenu de base inconditionnel ». Le livre qui parait aujourd’hui rassemble des textes publiés tout au long de ces années, jalons d’une recherche exigeante et rigoureuse entre interrogation philosophique et écriture poétique ; son titre l’indique, égalité et liberté sont deux préoccupations – éminemment républicaines – qui dominent, ou plutôt arriment le questionnement auquel s’astreint l’auteur. Un tel questionnement imposait au philosophe d’en revenir une fois encore aux origines de l’humanité et à la manière dont ses prédécesseurs les ont expliquées. Pour Clémens, le devenir-homme se détache d’une préhistoire obscure par la formation du langage verbal, lequel relève de la pure fiction : il n’est nullement le reflet du réel, comme on le croit souvent, et son statut est celui d’une convention entre sujets parlants. C’est par lui pourtant que s’élaborent les fondements de la société humaine : « contrat social » (Hobbes), interdits du meurtre et de l’inceste (Freud), dispositifs éthiques et politiques qui tentent de juguler les multiples divisions entre individus et entre groupes. De fil en aiguille, l’auteur conclut que le noyau primordial de l’éthique est l’interdit de porter atteinte au corps dans sa dimension symbolique, comme le montre a contrario le régime bestial des camps nazis : c’est le respect du corps vivant et parlant, en tant que porteur d’une identité, qui fonde tous les autres prescrits moraux.Il faut donc ne pas confondre la violence dans le monde animal – lutte pour la survie de l’individu et de l’espèce – et la violence entre humains, rendue possible par le verbe : c’est en effet le discours fanatique ou manipulateur qui bloque le dialogue, catalyse la volonté de dominer, induit les comportements que nous qualifions paradoxalement d’« inhumains ». Ainsi Clémens s’interroge-t-il à plusieurs reprises sur les usages que nous faisons de la langue, discernant deux grands registres : le communicatif et le poétique – opposition traitée jadis par Julia Kristeva. Autant le premier est régi par l’impératif de clarté, la continuité logique et les règles de grammaire, autant le second, prenant le risque de l’obscurité et de l’indétermination, tente d’ouvrir l’éventail des possibles en tirant à hue et à dia normes et routines linguistiques. Or, c’est le poétique qui, dans la Grèce antique, a précédé l’invention de la démocratie ! En effet, L’Iliade et L’Odyssée abondent en joutes verbales entre rivaux, mais aussi en personnages intérieurement partagés, ouvrant ainsi la voie au débat public sur l’agora d’Athènes. Il est vrai, cette priorité du poétique sur le politique ne se maintiendra pas constamment au cours des siècles.Il n’en reste pas moins que la liberté de parole est le plus fondamental des droits de l’homme, et qu’elle fonde l’espace politique comme espace de dialogue entre sujets libres et égaux. Hormis le cas des régimes totalitaires, la question est de savoir comment maintenir ouvert ce dialogue, éviter que les médias n’imposent à tous un discours moyen, prêt-à-penser. C’est ici précisément que doit intervenir cette expérience particulière que révèle le travail poétique des Mallarmé, Artaud ou Joyce : telle qu’ils l’emploient, la langue est ce qui fait apparaitre aussi bien ces deux grands contradictoires que sont la division et le lien – c’est pourquoi elle est le lieu par excellence de la liberté. Mais, on l’a dit plus haut, ceci n’élude pas la nécessité de l’action, qui est avec le langage dans une relation de « co-appartenance », sans primat de l’un sur l’autre… Le livre de Clémens, faut-il le préciser, est cent fois plus riche et plus nuancé que ces quelques propositions glanées au fil des pages. Il est aussi d’une lecture austère, émaillé de supposés-connus et autres formulations très synthétiques : visiblement, le philosophe-poète n’a pas voulu qu’on le comprenne trop vite, craignant…
Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William S. Burroughs
Laurent DE SUTTER , Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William S. Burroughs , Léo Scheer, 2020, 96 p., 15 €, ISBN : 9782756113227« Hé mec, vous tenez là un grand livre, un livre dément. Une bombe ». Voilà ce que William S. Burroughs s’exclamerait s’il éprouvait l’envie de quitter le monde des morts pour faire un tour dans le marécage du 21e siècle. À coup sûr, la qualité des substances psychotropes le décevrait mais l’essai de Laurent de Sutter Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William S. Burroughs qu’un dealer de Bruxelles lui fournirait en bonus l’exalterait. Si Burroughs est connu et reconnu comme écrivain majeur de la Beat Generation ( Le festin nu, Les garçons sauvages , La machine molle, Junky, Queer, Nova Express… ), la vision du monde qu’il élabora dans ses essais et conférences n’a pas fait l’objet de nombreuses recherches. C’est au cœur des observations burroughsiennes sur le monde, sur la pensée, les techniques de contrôle que Laurent de Sutter nous plonge, nous dotant d’une arme conceptuelle fabuleuse pour penser et agir sur le présent. Burroughs comme de Sutter connaissent le potentiel subversif des typologies. La typologie que le second exhume dans l’œuvre du premier est celle des Johnsons et des Shits qui, s’ils évoquent à première vue des marques de cigarettes ou des noms de code, recouvrent deux types d’êtres humains. Empruntant le terme « Johnsons » aux Mémoires du célèbre truand Jack Black, William Burroughs définit ces derniers comme une tribu d’êtres dont la ligne éthique est celle du « laisser être et du laisser faire ». La mythologie des Johnsons ne se construit que grâce à leur repoussoir qu’il nomme les Shits, les Merdeux « qui pourrissent la vie des autres » écrit Laurent de Sutter.Descendant dans les textes de Burroughs, les articulant finement au sein du système philosophique desuttérien, l’essai questionne la manière dont, depuis que le monde est monde, les Shits colonisent viralement le cerveau afin de s’assurer le monopole du pouvoir. L’angle est à la fois généalogique et prospectif, métaphysique et politique, conceptuel et performatif : l’axiome de base posant que les Shits se définissent par une capacité de nuisance illimitée qu’ils ont illustrée au travers de leurs institutions, de leurs actions (l’Église, l’Inquisition, les Conquistadors, la colonisation, Hiroshima…), comment dès lors se débarrasser des Shits ? Leur étendard, leur fond de commerce c’est de claironner que la pensée est vertébrée par les catégories du DROIT et de la RAISON, qu’ils incarnent ceux qui ont raison. De là découle qu’ils imposent cet étalon viral aux Johnsons. Leur credo — il faut des règles sous peine de verser dans le chaos — implique que les déréglés, ceux qui ne se soumettent pas à la police de la pensée, doivent être reformatés ou éliminés. Avec brio, vitesse de frappe et déduction implacable, Laurent de Sutter analyse les deux auxiliaires d’une « reprogrammation cérébrale » des réfractaires que Burroughs a pointés, à savoir le Verbe et l’Image, tous deux dotés de puissances magiques, d’une efficience performative. Quelque part, les Shits sont les frères de Humpty-Dumpty de Lewis Carroll, lui qui déclarait à Alice : « Lorsque j’utilise un mot, il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifierait ».L’on sait que le thème burroughsien du contrôle sera activé par Deleuze lorsqu’il interrogera le nouvel âge dans lequel nous sommes entrés, non plus la société disciplinaire pensée par Foucault, mais la société de contrôle. Deleuze crédite Foucault d’avoir pressenti ce tournant vers un âge dont Burroughs a défini les contours, les mécanismes. Il n’y a de société de contrôle que par la grâce d’une intériorisation par les acteurs eux-mêmes des mots d’ordre, de la police de la pensée que l’on (les Shits) entend leur inoculer. Avec subtilité et force, serti dans une langue souveraine (on ne parlera jamais assez du style de Laurent de Sutter), l’essai montre le malentendu véhiculé par la théorie de la société de contrôle (qui court de Deleuze à Negri avant de devenir un leitmotiv un peu creux) : jamais Burroughs ne parlait de « société » dont il se souciait comme d’une guigne mais bien de techniques de contrôle. Or, qui dit techniques de contrôle dit possibilité de s’en libérer.La puissance conceptuelle absolue de l’essai de Laurent de Sutter délivre toute sa visibilité lorsque, plus Johnson que tous les Johnsons, il court-circuite les déplorations quant à l’installation d’un contrôle généralisé en rappelant la thèse burroughsienne des deux talons d’Achille du contrôle que sont sa limite externe et sa limite interne. Sans nier que son exercice bousille la vie de bien des gens, les condamne à l’inexistence, le secret du contrôle est d’être par essence, de juris et de facto , un contrôle raté. À s’auto-déployer dans l’illimité, le contrôle s’annule de ne plus rencontrer de résistance. À réussir (à coloniser, squatter intégralement les esprits), il échoue dès lors qu’il ne règne plus que sur des automates. Autrement dit, Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William S. Burroughs nous procure les leviers théoriques et pratiques pour renverser les Shits, mettre fin à leur monopole et ce, en retournant leurs armes contre eux, en dégoupillant une bombe qui, quelque part, rappelle celle de Bartleby : en oeuvrant à « un conflit pour la fin des conflits », en opposant l’éthique de la qualité, de la sortie de l’ego des Johnsons à la politique merdique de la quantité, du pouvoir et de la RAISON des Shits. C’est pourquoi Burroughs substituait à l’idée de « révolution » celle d’« évolution », au sens de devenir. Pour en finir avec le pouvoir, il faut en finir avec ceux qui veulent le pouvoir ; pour en finir avec le pouvoir, il faut donc faire en sorte que les Shits (…) soient mis hors d’état de nuire. Les Johnsons opposent un contre-brouillage (à l’image des cut-up de Burroughs) au brouillage codé du Verbe et de l’Image concocté par les Shits afin de contrôler les esprits et les corps. Mais, poussés à bout par la toxicité des Shits qui polluent le monde par leurs nuisances, les Johnsons sont amenés à propager des émeutes qui déboulonneront les Shits. Prédestination oblige ? Burroughs ne pense pas qu’un Shit puisse devenir un Johnson et vice-versa.Laurent de Sutter signe un des opus les plus éblouissants de ces dernières années. Dans le système burroughsien, la volonté étant à la source de tout, Burroughs est immortel. Il n’a dès lors point besoin de remonter de l’outre-monde. C’est du haut de son immortalité que, tapant sur l’épaule de Laurent de Sutter, il balancerait : « Hé mec, vous avez lâché un grand livre, un livre…