Une journée à Brussels

Mon amie roumaine, Rodica, de passage en Belgique, m’a relaté la journée qu’elle a vécue à Bruxelles. Je transcris le plus fidèlement possible son récit, sans en omettre un seul soupir.
* J’ai pris le train à Lustin en direction de Bruxelles et me suis assoupie jusqu’à Ottignies. Le réveil fut cauchemardesque : des kilomètres de tags affreux tout le long du chemin de fer. Du land-art ? Mon voisin m’explique, au contraire, qu’il s’agit des travaux du futur RER, fort retardés depuis leur mise en chantier. Est-ce dû aux fresques que ces vandales ont voulu barbouiller furieusement sur les parois de protection ? La Belgique serait-elle à ce point sensible aux élucubrations surréalistes qu’elle laisse le temps et l’espace nécessaires à ces chenapans pour les exprimer ?

J’arrive enfin à la Gare centrale et me précipite au grand air dans l’espoir d’y découvrir tout autre chose. Stupeur et désappointement ! Une haie de clochards m’accueille,…

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À PROPOS DE L'AUTEUR
Michel Ducobu

Auteur de Une journée à Brussels

Michel Ducobu est né à Bruxelles en 1942. Licencié en philologie romane de l'U.L.B. Professeur de français à Namur. Animateur du théâtre du Gibet. Fondé en 1969, ce théâtre estudiantin a monté, entre autres, Ghelderode (Les aveugles, La pie sur le Gibet,), Obaldia (Classe terminale), W. Allen (La Mort), Ionesco (La Leçon), Sternberg (Les Variations de Sternberg) et de nombreuses adaptations de légendes, de fabliaux et de farces du Moyen Age. Professeur, poète, chroniqueur (près d'une centaine d'articles sur la littérature, l'art régionaux, l'environnement), homme de théâtre, adaptateur et metteur en scène (Les Exclamations de sainte Thérèse d'Avila, interprétées par Éveline Legrand dans le cadre d'Europalia-Espagne), Michel Ducobu voue sa vie au travail et à la nature. Sa manière d'écrire et d'être au monde est la même et se fonde sur l'observation, le respect et la défense de la nature. Il a dirigé pendant plusieurs années le groupe d'action et de défense des sites de la vallée mosane. C'est dans cet esprit qu'il publie autour des années 80 trois recueils de poèmes : Quatre âtres de rigueur, Lavis de langue pâlie et Le bol et le bouleau. En 1985, il écrit une œuvre vouée à la beauté féminine, Stabat alba, qui représentera la Belgique francophone au Festival international de poésie-musique à Louvain, au cours de cette même année. Depuis lors, Michel Ducobu se consacre de plus en plus au théâtre : adaptation du Purgatoire de Dante pour le TNB (mise en scène de P. Laroche en 1992); écriture de pièces en un acte : Vesper, Nox (lectures scéniques aux Bateliers, à Namur, et au Botanique, à Bruxelles; mise en voix : J.-M. Evrard); Victor ou le Père pourrissier (diffusion sur RTBF3 en juin 1992, sous le titre L'heure du crapaud; mise en ondes, J.-L. Jacques).La poésie n'est pas délaissée pour autant. En 1991, il achève un recueil, L'arpenteur des heures, qui, par le thème abordé, celui de la vie et du temps qui passent, révèle une nouvelle orientation dans l'œuvre du poète. Depuis 2000, en plus de ses publications, il se consacre à des conférences (Jules Verne, entre autres) et aux Midis de la Poésie, de Bruxelles.


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La vallée du Maelbeek à l’ombre de l’Europe

J’allais à l’école dans le cœur mal-aimé de la ville. Derrière le lycée, on construisait l’Europe, du moins son parlement. Autour de nous, c’était une vallée à laquelle il ne manquait que la rivière. On avait caché le Maelbeek, mais il se vengeait périodiquement dans les caves des maisons alentour. La seule chose qui coulait dans le quartier était le béton et le flot des voitures de la rue Belliard. À la marée haute des heures de pointe, elles allaient s’engluer dans les méandres de Jourdan et du bas de la chaussée de Wavre. Larguer les enfants tenait de la mission commando. En double, triple file, « Et surtout n’oublie pas ton cartable ! », je l’oubliais souvent. Le pire, c’était lors de la venue du cirque qui occupait le centre de la place. La place Jourdan était alors un petit quartier populaire résistant au milieu des grandes mutations de la ville. Pas d’hôtel de luxe pour la fermer, juste un terrain vague, masqué par quelques planches. Il servait de parking improvisé et il est arrivé que des professeurs s’enlisent à la mauvaise saison, qui, à Bruxelles, peut durer dix mois. Traverser la rue du Maelbeek provoquait toujours une appréhension dans ma tête d’enfant. Y avait-il vraiment, là-bas, en dessous de mes pieds, une rivière, un fleuve peut-être, avec ses berges, ses quais, ses bateaux, ses pêcheurs oubliés lors du grand recouvrement ? Tout un monde enfoui sous la surface. Bruxelles a réussi le miracle de faire marcher toute la journée ses habitants sur l’eau sans qu’ils le sachent et qu’ils en éprouvent le moindre vertige. Ce Maelbeek, je l’imaginais noir et méchant, un Styx de poche qu’il fallait traverser pour passer dans l’autre monde, celui de l’école. Il y avait juste à côté de l’entrée du parc Léopold une pissotière, d’un modèle plus qu’antique, unique dans la ville. On l’a fait murer à la demande d’un restaurant de poisson qui n’en pouvait plus de souffrir son odorante concurrence. Autour de la place s’organisait une petite vie, une petite ville au milieu de la grande : la vieille quincaillerie aux odeurs fanées, la pâtisserie Vatel ouverte toute la nuit, la friterie qui donnait chaud l’hiver rien que de la sentir et la couronne de cafés. Au long de mes études, j’ai vu lentement les cafés d’habitués se muer en brasseries, devenir restaurants ; ils seront bientôt lounge. En remontant , on trouvait la place Van Meyel et l’église rouge sang, deux fois trop grande, qu’un architecte avait tenté d’y faire entrer. Un matin, elle s’est effondrée. Il n’en est resté que les cloches. Une fuite d’eau dans le sous-sol, a-t-on dit. Un mauvais coup du Maelbeek ? Les habitants qui vivaient depuis toujours dans une demi obscurité, habitués aux tâtonnements des taupes, ont découvert soudain l’existence du soleil. Pour le rêve , il y avait le musée d’Histoire naturelle, le vieux musée dans lequel on entrait par les escaliers au fond du parc. Passé la porte, le visiteur était plongé dans un capharnaüm droit sorti de Jules Verne : animaux empaillés, squelettes amoncelés dans les lourdes vitrines et, par-dessus le tout, la cage aux dinosaures. On pouvait rester là, loin du monde, hors du temps. Le présent avançait pourtant et le monde changeait au-dehors. Sur la rue Belliard restait une poignée d’irréductibles, acharnés à ne pas lâcher le terrain, à ne pas se laisser ensevelir. C’était des maisons semi-abandonnées, les fantômes d’un ancien Bruxelles. L’avenue de Tervueren et ses hôtels particuliers avaient dû ruisseler par vagues et rejoindre la petite ceinture. Il en restait quelques gouttes tremblant sur le présent, des façades noircies par la pollution qui s’écaillaient, mal étançonnées, encerclées par les hautes parois de verre et de béton des bureaux en construction. Pour éviter les squats, on avait barricadé les portes et les fenêtres. Des squats, il y en avait vers les ponts du Maelbeek dans une maison éventrée. De leur train, les fonctionnaires en costume et cravate pouvaient voir les habitants et le linge tendu à des fils. Ils ne se cachaient pas. Toutes ces palissades et façades en jachère faisaient le bonheur des colleurs d’affiches sauvages. Elles s’empilaient de jour en jour, délavées par la pluie, déchirées par le vent, fondues l’une dans l’autre en un magma compact. Il en résultait d’étranges fresques urbaines où se mêlaient les bandelettes de vieilles campagnes électorales, les annonces de spectacles, les animaux perdus et les tracts de quelques groupuscules. Une sorte de journal intime de la ville. On pouvait mesurer les années d’abandon d’une maison à l’épaisseur de la croûte de papier collée sur ses murs. Il faut plaindre les promoteurs immobiliers bruxellois. Toutes ces bâtisses néo-classiques, hétéroclites, Horta ou simplement « eau et gaz aux étages » font preuve d’une résistance hors-norme. Des années de non-soins et des trésors de négligence sont nécessaires pour qu’enfin la maison vaincue reçoive son brevet d’irrécupérable. Il y en avait trois à l’époque, de l’autre côté du parc, avenue de la Renaissance, qui attendaient tout au bout de leur vie dans les soins palliatifs de l’urbanisme bruxellois. On a vaguement fini par sauver leur façade qu’on a plaquée sur des corps modernes si bien qu’elles ressemblent à des pastiches d’elles-mêmes, comme ces stars hollywoodiennes en bout de carrière. Ce qui désolait tous ceux qui avaient visité la ruine était la perte des vastes cheminées de marbre, hautes moulures, grandes verrières. Longtemps, le rond-point Montgomery a eu la gueule d’un fichu garnement dont une dent vient de tomber. On avait cassé une maison Art nouveau, il est resté un terrain vague. Puis, à force de procès d’entêtés archaïques, il a fallu reconstituer sa façade. En sera-t-il de même pour la Maison du Peuple ? Il paraît qu’elle attend en tas, improbable Lazare, au bord d’une voie de chemin de fer, sa résurrection. À l’angle de la rue Baron de Castro se dressait, sans doute agrandi par le souvenir d’enfance, un vrai petit palais avec ses frontons, ses colonnes, tout en sculptures et « pierres de France ». Il était l’orgueil de la haute bourgeoisie, les certitudes pétrifiées d’un siècle qui commence. Ce siècle, à son reflux, l’avait laissé mendiant, tendant dangereusement ses balcons vers les passants comme pour les supplier, agitant en vain ses volets arrachés, la toiture déversée sur le sol pour les apitoyer. Centre de l’Europe , qu’ils disaient ; et pourquoi pas du monde ? On marinait dans l’Histoire, on ne pouvait pas en sortir. Pour la promenade, les familles montaient au sommet de la vallée vers le Cinquantenaire. Passer sous l’arcade du centre, entre les ailes qui aspirent le vent, sous le drapeau furieux qui claque, suffit à vous convaincre de n’être pas héros. Mais peut-on rêver meilleur terrain de jeu que les canons du musée de l’armée en guise de toboggan ? Lorsque le musée de l’automobile fut créé, chaque mercredi, de nouvelles voitures arrivaient simplement rangées sur le parking au milieu des autres véhicules pour la plus grande joie des enfants. Ils se précipitaient, dès que la cloche avait sonné, pour les voir arriver au loin sur l’avenue. Les passions humaines se cachaient, elles, soigneusement au fond du parc derrière les buissons. Il était courant de voir des gens agenouillés, curieux de découvrir ce qui pouvait mériter l’enfer par le trou de la serrure. Lorsqu’il pleuvait , il était possible de se réfugier dans le musée d’Art et d’Histoire. On n’imaginerait plus le faire aujourd’hui. Il fut longtemps gratuit. L’entrée se faisait par le pavillon brûlé et il fallait passer sous un panneau comme on en voit dans les centrales électriques – tous les voyants étaient rouges ou presque. Il était possible de se promener sans croiser personne et même de se perdre dans les salles désertes et obscures au risque de tomber…