Profils perdus

DOCUMENT(S) ASSOCIÉ(S)
Le camion déboucha du bois avec un bruit de ferrailles malmenées, d'essieux grinçants, et apparut sur la grand-route nue comme un prisonnier qui donne tête basse dans un traquenard. Alors Firmin, le conducteur du véhicule, s'essuya le front d'une main sale et, après s'être accordé un instant de répit, cria d'une voix furieuse : – Ceux qui sont du côté de Bougval doivent descende. Il y eut à l'intérieur, sous la bâche tressautante, un remue-ménage assourdi, puis un panier d'osier fut glissé dans l'entrebâillement de deux toiles écartées. – Il n'y a que moi qui descende ici, Monsieur. – Ah bien. L'homme freina, gagnant le bas-côté de la route et, sans passion, regarda la femme qui sautait sur le chemin : une fille de quarante ans passés, dépourvue de charme, les cheveux plats sous un chapeau à larges bords. Encore une qui rentrait chez elle! L'homme était blasé. Depuis plusieurs semaines, il s'employait à rapatrier des réfugiés et ramenait vers des villages, des hameaux, des agglomérats de maisons plus ou moins intactes, toute une population hâve, dépenaillée, réduite par mille et mille tribulations crucifiantes. Il connaissait par cœur les histoires : le bombardement des civils, l'encombrement des routes, la peur collective qui avait chassé jusqu'aux confins de la France tout un menu peuple, en proie à la plus folle des paniques. Il n'écoutait plus les confidences, ayant perdu, parmi d'autres biens, la faculté de s'émouvoir et de s'encolérer. Simplement il conduisait son camion, les yeux brûlés de poussière, les pieds cuits par l'échauffement du moteur. Quelquefois, parce qu'on avait embarqué un malade ou un dément, une ambulancière faisait route avec lui. La belle devenait grisâtre après deux heures de trajet et Firmin, qui connaissait les faiblesses de son tacot, conseillait paternellement à la nouvelle venue : – Ne vous asseyez que sur une fesse lorsque je dois sauter un cassis, sans quoi vous aurez l'impression d'être empalée tout net. Quelques-unes le remerciaient, d'autres… Allez donc comprendre les femmes ! Vous leur donnez un conseil et elles se croient outragées. Firmin se pencha à la portière, cracha un resta de mégot sur l'herbe brûlée. Les femmes… C'est par tombereaux qu'il en avait ramenées… Toutes les mêmes. Pleines de courage et d'esprit de sacrifice quand cela va mal, mais faisant des chinoiseries à n'en plus finir dès que cela va un peu mieux. Encore une femme… Firmin regarda celle qui venait de descendre du camion. Elle restait là, plantée le long du chemin, son panier d'osier devant elle. C'était pourtant une fille du pays. (Extrait de la nouvelle Au retour.)
Table des matières Au retour Une nuit Service de nuit Les yeux clairs Ainsi soit-il ! Ignorance Échec et mat La chance ne passe qu'une fois L'homme qui avait changé de peau La leçon du grenier La preuve par l'absurde Plain-chant L'admirable Monsieur Pivert … Et qui se fait chair… Le choix Le cœur couronné Je te dois un aveu Le vainqueur Le tricheur Profils perdus Quadrille L'esprit de famille Le confident Cette pauvre Julie Carla La fenêtre sur la cour L'exclu Qui sait? Tante Lismonde Le journal insolite La biche Tel qu'en lui-même, enfin, l'éternité le change Une bavure L'ombre portée La métamorphose L'abonné absent Proserpine Boomerang Louis Dubrau, par Raymond Trousson
À PROPOS DE L'AUTRICE
Louis Dubrau

Autrice de Profils perdus

De son vrai nom Louise Scheidt, Louis Dubrau naît à Bruxelles le 19 novembre 1904. Elle a à peine deux ans lorsqu'elle a la douleur de perdre son père, d'origine lorraine, qui se suicide. Sa mère, fille d'un des pionniers du mouvement mutuelliste dans notre pays, se remarie quand Louise atteint l'âge de huit ans; cette union ne sera pas heureuse. Les événements de sa petite enfance marquent profondément la future romancière et son ouvre sera traversée de ses illusions déçues. Précocement attirée par l'écriture, elle esquisse, l'année du remariage de sa mère, une pièce de théâtre dont le texte est perdu. À quatorze ans, elle fait des essais de récits romancés, sous un premier pseudonyme, tout en fréquentant les écoles Daschbeek et Gatti de Gamond. En 1925, année de ses vingt et un ans, Louise prend la décision de se rendre à Paris pour y suivre des cours à la Sorbonne et au Collège de France, comme élève libre. Elle s'adonne au chant, à la musique et au dessin, et fréquente assidûment les ateliers des peintres et des artistes. En 1934, elle publie dans Le Thyrse son premier poème, sous le nom qui sera désormais le sien en littérature : Louis Dubrau. Elle a choisi un prénom masculin pour être prise plus au sérieux par la critique qu'elle estime misogyne; le patronyme est emprunté à l'une de ses grands-mères. Elle donne des récitals de chant à la Maison des Arts, à Bruxelles; elle fait la connaissance de Pierre-Louis Flouquet, et collabore bientôt au groupe du Journal des poètes, en qualité de critique et de conférencière. La jeune femme épouse en 1935 un professeur de morale, Fernand Janson. Mais le bonheur semble la fuir; son mariage ne sera pas heureux. L'année suivante, elle publie son premier roman, Zouzou, avant de faire paraître un recueil de poèmes, Présences (1937) puis un ensemble de contes, Louise (1938). Elle aborde ainsi, en trois volumes, les genres auxquels elle s'attachera le plus volontiers. En 1939, Louis Dubrau reçoit le prix Verhaeren pour des poèmes publiés à Paris, Abécédaire. Au moment où éclate la seconde guerre mondiale, elle donne un recueil d'aphorismes, Amour, délice et orgue, qu'elle complétera cinquante ans plus tard, en 1990. Militante dans un mouvement politique, elle s'engage dans la Résistance, rédige une feuille d'opinion, Femmes dans la lutte, qui deviendra en 1944 une revue, Femmes dans la vie, après sa nomination comme présidente de l'Union des femmes de Belgique, et son activité à la Croix-rouge. Elle rapporte son expérience dans Service de nuit (1950). Après la guerre, elle abandonne l'action politique, reprend sa collaboration au Journal des poètes, ainsi qu'à de nombreux hebdomadaires, journaux et revues, notamment à la Revue nationale, à Marginales, au Soir, aux Nouvelles littéraires et à la Revue générale. Elle poursuit une ouvre abondante (plus de cinquante titres) et entreprend des voyages dans toutes les régions du monde, puisant son inspiration dans les lieux fréquentés en dehors des modes touristiques. L'ancien Congo belge et le Ruanda-Urundi sont à l'origine de la naissance du recueil de poèmes Ailleurs (1956), la Turquie et l'Iran servent de toile de fond aux récits de La Fleur et le Turban (1959). Dans Les Îles du Capricorne (1967), on retrouve son intérêt pour la Réunion, l'île Maurice ou Madagascar. Ces reportages sont l'écho de ses découvertes, elle décrira plus tard l'Afrique ou les États-unis avec la même chaleur. La critique a souvent souligné, avec raison, le caractère pessimiste de l'œuvre de Louis Dubrau, ainsi que son esprit ironique et caustique. Le malentendu fondamental entre les êtres, la solitude morale, la désillusion sont les thèmes qui reviennent le plus souvent sous sa plume. L'incompréhension du couple ressemble à une fin de non-recevoir; l'harmonie est rare, même lorsque l'entente physique est présente. Et cependant, un être aimé est nécessaire pour croire au bonheur. Dans le domaine poétique, qu'elle a trop peu exploré (sept recueils) alors qu'il contient tous les cris d'un cour déchiré, on découvre un langage dépouillé d'inutiles fioritures, conduisant droit à l'essentiel. Pour une autre saison (1948) et Le Temps réversible (1958), dans l'âpreté de leur concision, font entrevoir un monde de souffrance intérieure laissant peu de place à l'espoir et à la complaisance. Un appel, un désir de fuite, une attirance pour le néant marquent les séquences, liées aux souvenirs personnels et à une réflexion intime. C'est dans le domaine du récit, de la nouvelle et du roman que Louis Dubrau a donné l'essentiel de sa production. Dès L'An quarante (1945), le drame humain de la confession et de la révolte est présent. Il ira en s'amplifiant dans Un seul jour (1947), La Part du silence (1950), L'Autre Versant (1953), La Belle et la Bête (1961) et À la poursuite de Sandra (1963, prix Rossel). Dans ses autres romans, Louis Dubrau accentue le réalisme des conflits intérieurs face à la recherche de la vérité. Comme des gisants, en 1964, Le Bonheur cellulaire, en 1967, Le Cabinet chinois, en 1970, confirment son impatience de vivre. À part entière, en 1974, et onze ans plus tard, La Femme forcée, parachèvent l'appel pathétique d'un être qui refuse la solitude en recherchant avec discrétion la présence d'un au-delà possible. Les recueils de contes et nouvelles (de Double jeu en 1952 aux Imaginaires en 1981 – Prix littéraire de la Communauté française – en passant notamment par Les Témoins, en 1969 ou Jeu de massacre, en 1977) confirment la philosophie désabusée de la vie et le perpétuel déchirement. Louis Dubrau a été élue à l'Académie le 6 mai 1972. Elle meurt le 16 mai 1997.

AVIS D'UTILISATEURS

FIRST:femme - "Profils perdus"
stdClass Object ( [audiences] => [domains] => Array ( [0] => 9147 ) )

Ceci pourrait également vous intéresser...

D’un simple regard

« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. » Dix-huit non plus…