Il y a plus d’un siècle en Angleterre, Virginia Woolf s’interrogeait sur l’impuissance des femmes écrivaines. En conclusion d’Une Chambre à soi, l’icône du féminisme invitait les poétesses en germe à ne plus renoncer à leurs droits à penser, écrire et créer.
La question de la parité restant au coeur des problèmes sociétaux, Alternatives théâtrales s’intéresse à ses impacts dans le champ des arts de la scène :
Que font les femmes à l’art et au théâtre ?
Y a-t-il une manière d’orchestrer une troupe au féminin, de représenter les corps, propre aux femmes ?
Quelle organisation au sein des entreprises artistiques et culturelles ?
Quelle écriture dans un contexte inégalitaire ?
Différents artistes et intellectuels livrent ici leurs réflexions, en s’appuyant sur des exemples de création au féminin en Belgique, en France, et dans d’autres pays du monde, où il est affaire de « deuxième sexe », de (ou des) féminisme(s), de genre et de post-féminisme: …
Auteur de Présentation du n° 129 : En quelques mots...
Il fut une époque où l’on osa rêver qu’œuvrer ensemble, en toute liberté, générait une inventivité, une force et une profondeur que le travail solitaire ou divisé n’apportait pas.…
« Animal Farm - Theater im Menschenpark ». Quand le théâtre contemporain revisite la révolution
Galia De Backer a étudié l’histoire à Bruxelles et à Berlin. Aujourd’hui, elle fait du théâtre en pays germanophone. Galia joue Chica dans La ferme aux animaux d’Orwell revisité par Felix Ensslin (oui, oui, Enslinn, c’est bien le fils de Gudrun Enslinn de la Fraction Armée Rouge, la RAF). Galia est descendue de la scène pour nous écrire ce papier et se poser la question de ce qu’est pour elle la Révolution (avec un grand R). * Du haut de mes 26 ans, je trouve que 100 ans, c’est énorme. À vrai dire, le vingtième siècle précédant la dissolution de l’Union Soviétique, la mort de Gainsbourg et la Guerre du Golfe (et incidemment, ma naissance), m’apparaît comme un invraisemblable capharnaüm à la chronologie distendue. Certaines décennies se raccordent à des images, de la musique, des livres dans une avalanche d’associations, tandis que d’autres se présentent plus comme une masse brumeuse de laquelle émergent des dates/événements plus ou moins bien accrochés au socle du temps. Dans ces conditions, une étape entre 1917 et 2017, une sorte de relais ne me semble pas de trop pour approcher l’anniversaire dont il s’agit dans ce numéro. Il y a quelques semaines a eu lieu à Saint-Vith la première de Animal Farm – Theater im Menschenpark (La Ferme des animaux - Théâtre dans le parc humain). La compagnie germanophone belge Agora, en collaboration avec Felix Ensslin, a monté, comme le sous-titre de la pièce l’indique, non pas une adaptation, mais une discussion avec « La Ferme » de George Orwell (Auseinanderstzung mit George Orwells Farm). C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de rejouer la Guerre Froide et ses enjeux, ni de revenir sur le potentiel échec de la Révolution d’octobre, mais de comprendre la question que soulève Orwell dans son texte et de la transposer à la situation actuelle. Pour moi, cette démarche de travail fait de La Ferme des animaux un « relais » idéal entre 17 et 17. De quoi scinder la centaine, éviter le plongeon dans le flou du siècle, rebondir entre les 17 et atterrir à pieds joints ici/maintenant. Descendre de la scène, coucher sur le papier. Voilà une autre affaire. Prendre un pas de recul, écrire. Ou justement, mettre les pieds dans le plat, s’aventurer encore plus avant dans une histoire aux degrés infinis d’approche, d’analyse, de compréhension. Chica écrit son mémoire sur les groupes révolutionnaires dans des contextes communaux – Galia écrit pour l’Upjb un article sur la pièce dans laquelle elle joue. Les deux ont mon âge, mon visage, ma voix. Comment sommes-nous soudain devenues trois? FlashBack Orwell publie en 1945 ce court roman que l’on trouve encore aujourd’hui au programme des écoles secondaires belges. Avant cette date, Orwell avait rencontré des obstacles de taille quant à la publication de La Ferme des animaux. Il s’était heurté à une censure diffuse qui marmonnait : « Ce que vous disiez était peut-être vrai, mais c’était " inopportun " et cela " faisait le jeu " de tel ou tel intérêt réactionnaire. » Certes, il comparait les dirigeants russes à des cochons, mais quel était le fond de son propos? Dans ce récit allégorique, Orwell décrit les dérives du stalinisme, et de cette manière, sauve le socialisme démocrate. Il ouvre en quelque sorte à d’autres possibles, ceux que la lecture de l’Histoire devine souvent si mal. BackToNow À partir de là, Felix Ensslin s’est demandé comment rendre actuelle la proposition d’Orwell. Dans Animal Farm - Theater im Menschenpark, un groupe de révolutionnaires « traditionnels » – ils ont vécu 68, la chute du mur, la floraison des Mc Do – sont placés dans une Maßnahme (mesure – dispositif scientifique d’expérimentation). Le personnage du chat, peu présent chez Orwell, est une scientifique responsable de cette expérience. Elle se considère comme la nouvelle révolutionnaire, loin des idéaux déchus du siècle passé (égalité, liberté, solidarité,…). Les vieux jeu veulent encore et toujours améliorer l’Homme tandis que la nouvelle vague veut surmonter les failles de l’humanité à l’aide de l’optimisation scientifique (génétique, physique, biologie, ...). Ensslin dit du chat: « La plupart du temps, le chat de Animal Farm est lu comme un représentant de la mafia russe pendant la révolution russe, donc pour ceux qui se comportent toujours de manière égoïste, indépendamment de l’organisation politique de la société. Je me suis posé deux questions à ce sujet. Premièrement : le chat est-il si unidimensionnel ? Ne se pose-t-il pas plus l’épineuse question de la place que chacun peut trouver, en fonction de sa nature et de ses besoins, lors de changements fondamentaux ? Et deuxièmement, je me suis demandé où il existait encore une réelle capacité d’action qui ferait son chemin indépendamment des composantes politiques actuelles. C’est suivant ce fil que je suis arrivé à la science. Dans le rôle du chat, nous avons lié les deux aspects de la question. » Jubilé Où est passé la Révolution, depuis ses défaites? Qui en sont les héritiers ? Sous quelle forme, derrière quel masque fera-t-elle son apparition dans le futur ? Dans la Maßnahme, le groupe d’anciens révolutionnaires se réunit une fois de plus. Au même endroit, à la même heure, le même jour de la semaine. Cette fois-ci, ils ont quelque chose à fêter : c’est le centenaire de la Révolution d’octobre. Jones a préparé le coup, mais ça ne prend pas tout à fait… « Squealer – (…) Il faut qu’on se prépare pour la fête ! Jones – Je ne vois rien. Elle n’est pas encore là. Boxer / Benjamin – Elle est toujours là. Polly – Elle, oui, mais l’autre, tu sais bien. Je ne la vois pas. Jones – Elle ne peut pas être là, c’est une idée. (…) Benjamin – Elle vient, elle est venue, elle viendra. Comme toujours. » Le chat, du haut de sa tour d’observation, se délecte de l’attachement à l’Histoire qu’ont les membres du groupe. Jones, descendant du fermier de « La Ferme » d’Orwell se débat entre ses ambitions en politique communale et sa volonté intangible de « faire les choses bien » ! Squealer, petit-fils de cochon, surfe sur la vague. Il a compris qu’on n’en était plus à fonder des partis et à brandir des bannières. Il préfère inscrire l’exigence de la Révolution dans le concret du corps : il fait du body-building. Polly, dont les ancêtres avaient refusé de donner leurs œufs, surveille avec zèle les droits des femmes et leur statut au sein du groupe. Boxer, qui aurait préféré avoir Benjamin comme ancêtre plutôt que cette caricature de bon prolétaire, a vécu la vraie Révolution chez elle, en Amérique du Sud. Même si elle les regarde ne rien comprendre à tout ça, elle est tout de même attachée à son rendez-vous hebdomadaire qui la renvoie à sa condition de révolutionnaire immigrée. Chica a débarqué dans le groupe il y a plus ou moins un an, elle a écrit son mémoire sur les groupes révolutionnaires dans des contextes communaux. Elle les trouve vraiment cool, presque vintage. Chacun(e) d’entre eux entretient un rapport particulier à la Grande Histoire et à son propre parcours. Chacun(e) est un acteur/trice qui passe la parole à son personnage, un personnage qui prend puis rend un corps : dehors – dedans – dehors – dedans –… Il y a toujours comme une respiration entre les niveaux (de lecture, de jeu, de rythme), de quoi faire quelques pas de côté pour regarder le tout. Puis être attiré par une autre chose. Tout aussi importante. Le groupe se lie, explose, se recompose, fond, s’agglomère à nouveau, forme une image, appelle un souvenir, se dissout, répète. L’équilibre n’est jamais parfait, il est parfois. Encore, encore, encore. 1917. Encore. Pas la même chose, bien sûr. Un souvenir plus ou moins précis…
Thierry-Pierre Clément et l’Atelier du Héron. Entretien. (dans Dossier)
Né à Bruxelles en 1954, Thierry-Pierre Clément est poète et romancier. En 1992, il a créé, à Bruxelles, l’Atelier du Héron , premier atelier de l’archipel développé autour de l’Institut international de géopoétique . * Jérémy Lambert – Comment es-tu entré en poésie? Thierry-Pierre Clément – On entre toujours de manière un peu mystérieuse en poésie. C’est une ouverture du cœur, de l’esprit, qui peut se révéler dès l’enfance. Chez moi, c’est arrivé à ce moment, mais sans que je sache que c’était de la poésie. Quand je marchais en forêt, ma mère me disait de respirer l’odeur des feuilles mortes, de regarder l’oiseau en vol… Elle m’a ouvert à quelque chose qui est resté en moi. Vers l’âge de neuf ou dix ans, j’ai écrit quelques poèmes, sans prétention, mais c’est vers l’âge de seize ans que j’ai vraiment commencé à écrire de la poésie, après la lecture de Rimbaud. Ah ! Le « passant considérable » (Mallarmé) de la poésie! Il fait partie des figures qui m’ont vraiment marqué. Après sa lecture, j’ai voulu exprimer ce que je ressentais et prendre moi-même la plume, sans vraie technique. À partir de là, l’écriture ne m’a plus lâché, parce que j’ai senti dans la poésie la possibilité d’un langage autre, que je recherchais pour m’aventurer dans le monde. C’est ce que Rimbaud, et bien d’autres à sa suite, m’ont appris. Tu publies ton premier recueil à la fin des années 1970. Tout à fait, c’était en 1979. Le recueil s’appelait Électrolation et fut publié aux éditions Saint-Germain-des-Prés (à Paris). « Électrolation » est le mot que j’avais trouvé à l’époque pour traduire cette « insolation électrique », ce trop plein de technologies modernes. À l’époque déjà. Oui, oui. Je lisais beaucoup les poètes de la Beat Generation, par lesquels j’étais très influencé. Il y avait alors dans ma poésie une critique profonde de la société. Électrolation a été suivi, un an plus tard, par Torrent, chez le même éditeur. En vérité, s’il y a longtemps que je me suis mis à écrire, j’ai peu publié : sept recueils de poèmes (et un roman) en presque quarante ans ! * Comment s’est faite ta rencontre avec l’oeuvre de Kenneth White? Je ne sais plus exactement si j’ai commencé à lire White avant la géopoétique, ou grâce à la géopoétique. Aujourd’hui, les choses ne sont plus très claires, dans la mesure où notre rencontre s’est faite dans le cadre de la géopoétique, mais il me semble que j’avais d’ores et déjà lu des textes de lui. À tout le moins, j’en avais entendu parlé. Une autre figure qui m’a mis en route lors de mon adolescence est Henry Thoreau. À l’époque, j’étais tout à fait imprégné de la pensée de Thoreau, ainsi que des poètes de la Beat Generation (notamment de Gary Snyder, avec qui j’ai correspondu par la suite). C’est dans cette lignée que se situe White. Et la découverte de la géopoétique? Cela s’est fait en 1989 ou 1990, à la suite d’un article qui parlait de l’aventure de la géopoétique, que je pense avoir lu dans Nouvelles clés, une revue de spiritualité. Cet article m’a beaucoup intéressé et j’ai décidé d’écrire à Kenneth White. Après la lecture de cet article? C’est cela. Nous avons correspondu et j’ai commencé à dévorer les livres de Kenneth White. En 1991, je suis allé au premier colloque de géopoétique, à Nîmes. Je l’y ai rencontré et le courant est tout de suite très bien passé. Ça a été très rapide : le colloque et la rencontre en 1991, la création de l’Atelier du Héron en 1992. Fin 1992, oui. Lors du second colloque de géopoétique (toujours à Nîmes), j’ai eu envie d’organiser une tournée de White en Belgique. Il était enthousiaste. Je l’ai donc invité une semaine, en octobre. Il logeait chez nous et je le revois dans la cuisine me demandant si je serais partant pour former un petit groupe en Belgique, qui travaillerait dans le sens de la géopoétique et qui serait relié à l’Institut de géopoétique qu’il avait créé en 1989. Pourquoi pas ! C’est ainsi que j’ai été « bombardé » fondateur de ce que j’ai appelé l’Atelier du Héron — White me laissant toute liberté quant à l’organisation du groupe. C’était le début de l’archipel géopoétique. En effet, il s’agissait du premier atelier rattaché à l’Institut de géopoétique. Comment as-tu conçu l’Atelier du Héron? Au cours de la tournée de Kenneth White, et à la suite de sa proposition, j’ai lancé un appel aux personnes intéressées par la mise sur pied d’un groupe de géopétique. C’est comme cela que plusieurs sont venues nous trouver. J’ai ensuite suscité une réunion, en novembre, qui a accueilli une quinzaine ou une vingtaine de personnes et, ensemble, nous avons déterminé la manière dont nous voyions les choses et ce que nous souhaitions faire — étant entendu, pour moi, que je ne voulais pas créer quelque chose de trop formel, de trop institutionnel. Le Héron n’est d’ailleurs jamais devenu une asbl? Non. C’était une association libre, sans président, sans statuts… C’était un atelier... ... un atelier aventureux. L’idée était de toujours rester proche de la nature, de garder le contact avec la terre. Nous allions randonner un peu partout. Nous nous arrêtions régulièrement, devant ou au cœur d’un paysage particulièrement inspirant, et lisions des poèmes, écrivions, photographions, dessinions, réalisions d’éphémères installations à l’aide de branches, d’écorces, de pierres ou de tous autres éléments naturels qui nous paraissaient porteurs, dans leur mise en relation et en espace, d’une énergie renouvelée. Et par quoi nous-mêmes découvrions alors un renouvellement de notre propre rapport à la nature. Quel était le profil des premiers membres? C’était très ouvert. Pas mal d’écrivains, de poètes ; des plasticiens, des photographes, des dessinateurs ; mais aussi des gens qui étaient simplement intéressés, sans nécessairement être des créateurs. Une diversité intéressante en ce qu’elle montre bien que c’est l’objet qui rapproche… Exactement. On se retrouvait autour de ce projet pour lequel tout restait à faire : l’Institut de géopoétique venait d’être fondé et nous en étions le premier atelier ! Nous n’avions pas d’itinéraire préétabli : on avançait, on marchait, on tâtonnait. Comment choisissiez-vous les activités que vouliez réaliser? Au départ, nous n’avions pas vraiment de thème : on expérimentait les choses. Ce n’est que peu à peu que des thèmes sont apparus, de façon à donner une sorte d’itinéraire à nos pérégrinations. Nous avons randonné en Belgique d’abord, puis aussi à l’étranger (France, Pays-Bas...). Se sont alors aussi développées des relations avec d’autres ateliers. Oui : l’Atelier du Rhône, l’Atelier de Paris, d’autres encore, en Allemagne. * Et il y a eu les Carnets . Sur le modèle des Cahiers de l’Institut de géopoétique, les Carnets de route ont été en quelque sorte la seconde peau de l’Atelier. Cet aspect éditorial a été introduit à la fin des années 1990 : une nouvelle étape était en train de se dessiner pour l’Atelier, menée par Pascal Naud et Serge Paulus, deux membres du groupe. Ces Carnets furent une façon de laisser une trace de nos travaux, après l’« éphémarité » qui avait plutôt caractérisé les débuts de l’Atelier. Comment l’esprit de la géopoétique résonnait-il pour toi et dans ce que tu écrivais? J’ai toujours perçu la géopoétique comme quelque chose de très ouvert, tout en étant lié, profondément, à la relation…