Un jeune homme erre dans Saint-Pétersbourg, entre palais aux teintes pastel et rives de la Neva, sous la lumière irréelle des Nuits blanches. Thomas est cinéaste, venu en repérage pour un long métrage consacré aux mystères de la Chambre d’ambre, le trésor des Romanov. Mais ces préparatifs, le décor et ses personnages, semblent raviver une plaie ouverte, un passé nauséeux.
Une fillette énigmatique s’attache à ses pas, l’appelle, lui rappelle… Il la suit à son tour, la perd, la retrouve à l’entrée de l’Ermitage. Le temps s’abolit, les frontières du réel s’estompent. Précipité dans la Russie révolutionnaire de 1918, Thomas se demande s’il rêve ou reçoit, a contrario, une chance de racheter la faute qui a cisaillé sa jeunesse…
Matriochka. Rarement adéquation fut-elle si optimale entre un titre et un contenu. Telles ces poupées russes emboîtées les unes dans les autres, les voyages s’enchaînent et s’imbriquent, géographiques, oniriques ou temporels. Et les niveaux de lecture, de la poésie du conte à la violence du cauchemar fantastique, à la quête identitaire. Mais ne touche-t-on pas là à l’essence de l’Art, toute œuvre se situant à la confluence des interactions vie de l’auteur/réalité du monde extérieur/matière fictionnelle ? La fiction englobe-t-elle davantage la réalité que celle-ci ne l’englobe ? C’est l’un des mérites de ce récit, au-delà de ses qualités d’écriture, de narration, d’émotion : nous faire vivre ces questions (philosophiques) de plain-pied.
Auteur de Matriochka
Philippe Remy-Wilkin orne la signature de ses courriels et les notices bibliographiques le concernant de la mention « auteur littéraire » qu’il semble affectionner. Sans doute cette formulation embrasse-t-elle davantage la diversité éditoriale des écrits de celui qui est à la fois essayiste, critique littéraire, nouvelliste et romancier. Philologue de formation, Philippe Remy-Wilkin est passionné d’Histoire et nous a donné déjà une remarquable étude consacrée à Christophe Colomb, Christophe Colomb, Le découvreur et la découverte : mythes et réalités. On lit aussi régulièrement ses chroniques sur Karoo et Le Carnet et les Instants, de façon épisodique ses nouvelles dans la revue Marginales, et ses prises de position…
Avec son quatorzième ouvrage, Philippe Remy-Wilkin nous offre un intéressant conte fantastique basé, comme souvent chez cet auteur belge, sur des faits historiques. Prix Gilles Nelod 2018, la nouvelle de 58 pages nous perd entre rêve, réalité, passé et présent, emboîtés telles les fameuses poupées russes qui confèrent à juste titre son nom au récit.
Avec son quatorzième ouvrage, Philippe Remy-Wilkin nous offre un intéressant conte fantastique basé, comme souvent chez cet auteur belge, sur des faits historiques. Prix Gilles Nelod 2018, la nouvelle de 58 pages nous perd entre rêve, réalité, passé et présent, emboîtés telles les fameuses poupées russes qui confèrent à juste titre…
Ah qu’il doit être bon de n’avoir jamais lu Muno, pour pouvoir enfin le découvrir. Avec Histoires singulières , «Espace Nord» ouvre cette porte au jeune lecteur, ou rend le sourire à l’étourdi qui avait prêté son édition de Jacques Antoine et qui, comme de juste, ne l’avait jamais récupérée. Enfoncez-la, cette porte, pour vous perdre dans les brumes délicieuses ; entrez dans cette gare qui semble abandonnée, qui ne figure sur aucune carte ; tombez amoureux de femmes évanescentes. Les dix nouvelles de ce recueil racontent des histoires d’hommes pris au piège de leur solitude, de leur ennui, des hommes qui, au creux de leur existence insignifiante, de la banalité et de la monotonie, découvrent un jour une brèche, et s’y engouffrent tout entier. Celui-ci travaille dans une agence de voyage mais ne voyage pas. Il se laisse hypnotiser par l’immobilité d’iguanes exposés dans la vitrine d’un libraire. Et l’on assiste peu à peu au « brusque surgissement du rêve dans le réel ». Celui-là, dans un bar du bout de la digue où il fait traîner ses heures de chômage, rencontre un gant de femme, oublié dans la fente de la banquette, et entame avec lui une irrésistible histoire d’amour : « On s’envoyait les doigts en l’air, on s’empaumait jusqu’à l’extase ». Cet autre, dans son appartement de bord de mer, aperçoit chaque matin une chaise vide sur la plage déserte. Le temps qu’il se retourne, elle a disparu. Il va alors se mettre en chasse pour la voir disparaître . Muno nous entraîne dans des villes qui se déplient et s’ouvrent en d’oniriques labyrinthes, il jette des ponts infinis sur des mers grisâtres ; bien souvent chez lui c’est le « réel » qui copie la fiction. Et si son univers nous déroute, c’est parce que ses histoires nous laissent tant de place à nous, les lecteurs. Nous nous égarons avec ses personnages qui nous ressemblent dans ces parenthèses où le temps n’existe plus, où l’on est à la fois le petit enfant naïf et le vieil homme si près de mourir, dans ce monde d’horloges déréglées, d’espace sans borne. Car chez Muno, tout est lié à ces frontières, qui sont poreuses, entre le quotidien et l’impensable. Ses héros passent ce qui reste une muraille pour les autres. Il y a du Cortazar chez Muno, du Poe, mais avec de l’humour – car on ne peut imaginer Jean Muno sans le rire, ou le sourire en coin. Entre deux chaises, toujours : au mitan du tragique et du comique, dans cette zone baroque où l’on retrouve tant d’artistes et d’auteurs belges. N’oublions pas que le fils du poète Constant Burniaux, au moment de se choisir un nom de plume – de définir son identité – a opté pour le nom du village gaumais minuscule, non loin de la frontière française, où il allait passer ses vacances étant enfant. Plus qu’un nom, c’est un univers. Quant à la langue, elle mérite qu’on s’y attarde. En effet, si ces nouvelles, qui nous tirent hors du monde, semblent façonnées pour être lues dans le calme et l’isolement, il n’est rien de dire qu’elles connaissent aussi la musique, et appellent souvent la haute voix : « pulpe à pulpe, on se palpait semi-pâmés » ; « nu dans une bulle bleue » ; « le monde est peuplé de crimes inaccomplis ». Et l’on songe à Verlaine, et à son rêve étrange et pénétrant…Dans son excellente postface, Thomas Vandormael nous permet de remettre l’œuvre de Muno dans son contexte, et d’en saisir l’originalité dans ce territoire parfois trop balisé qu’est le fantastique. En 1979, Histoires singulières recevait le prix Rossel.…