Le narrateur, Jérôme Mortensen, décide de s’installer chez son oncle dont il vient d’hériter. Vivre au jour le jour dans cet appartement est pour lui une façon d’en savoir davantage sur ce seul parent qui lui reste et que d’ailleurs il n’a pas connu. Mais c’est peut-être une mauvaise idée. L’immeuble est vétuste, la ville poursuivie par une mauvaise réputation (elle a enterré son fleuve), et l’oncle ne pratiquait pas un métier ordinaire puisqu’il gérait, non sans bizarreries, ce qu’il est convenu d’appeler un cabinet d’enquêtes. Quelques scellés sur la porte de son bureau attestent d’ailleurs que sa mort quelque peu mystérieuse a interessé les autorités locales.
Qu’à cela ne tienne, la vie recommence autour de Jérôme comme autour de son oncle Isaïe, la femme de ménage revient proposer ses services et d’anciens clients se manifestent. A la faveur de ces réapparitions, les langues vont peu à peu se délier, éclairant et voilant l’énigme de la disparition du vieil enquêteur. Car qui était cet homme dont Jérôme ne dispose que d’une photo ? Dans quelle nuit est-il disparu ? Et pourquoi, à son contact, le narrateur se voit-il peu à peu renvoyé à sa propre histoire ?
Dans un climat discrètement fantastique, comme si une réalité basculait lentement au profit d’une autre, François Emmanuel renoue ici avec sa veine policière
Auteur de Le sentiment du fleuve
Félicité Lyamukuru était adolescente lorsque, le 7 avril 1994, se déclencha le carnage. « Le génocide m’a trouvée en troisième secondaire. J’avais seize ans, j’étais vieille. » Presque toute sa famille fut anéantie dans le cataclysme qui ensevelit au Rwanda un million de Tutsis.Elle voulut d’abord oublier ces mois d’épouvante, d’arrachements, d’insoutenable douleur, terminer ses études, vivre « normalement ». « J’ai mis du temps à entrer dans la grotte de mes souvenirs », écrit-elle aux premières pages de son récit poignant L’ouragan a frappé Nyundo . Elle franchissait un grand pas en participant pour la première fois, le 7 avril 2008, à Bruxelles où elle habite depuis l’an 2000, à la marche aux flambeaux qui commémore chaque année la mémoire des victimes. « Désormais, j’assumais mon identité de rescapée. »Comprenant que la parole est plus féconde que le silence, elle formait, vingt ans après la tragédie, le projet d’apporter un témoignage encore brûlant, de livrer son « fragment de vérité ».Le livre s’est élaboré en deux ans, associant Félicité Lyamukuru et Nathalie Caprioli, qui lui avait proposé d’être sa plume.Au long de rencontres denses, le désir initial de laisser à ses quatre enfants des traces de son histoire familiale saccagée s’est mué, pour Félicité, en quête de sens. Mise au jour des étapes qui ont conduit à l’impensable extermination des Tutsis – et des Hutus qui prenaient leur défense.C’est ainsi qu’elles se sont rendues, en avril 2015, au Rwanda, où la jeune femme a retrouvé de rares parents épargnés et, surtout, a eu le courage de rencontrer, dans leurs prisons, deux détenus qu’elle avait connus auparavant, impliqués dans le génocide. Face-à-face saisissants, insérés dans le récit.Nous revivons sur ses pas ce « voyage mémoriel », qui s’ouvre par l’évocation d’une enfance heureuse à Nyundo, petite ville du nord-ouest du Rwanda, non loin du lac Kivu, entre son père, enseignant au Petit Séminaire, sa maman infirmière, ses frères et sœurs.Sans oublier un grand-père maternel tant aimé et respecté, qui accueillait dans sa ferme, à l’époque bénie des vacances, enfants (il en avait eu onze) et petits-enfants.Mais des discriminations percent, à l’école, dans la ville. L’atmosphère se fait tendue, et l’horizon lourd de menaces. Les parents ont voulu garder leurs enfants, qui se sentent désarmés, à l’écart de l’âpre réalité ancrée depuis des années : les pogroms anti-Tutsis, à partir de 1959, se sont succédé en 1963, 1973, 1990, 1991, 1992. En 1964, « le président Kyabanda prophétise la fin de la race tutsi. Le « inyenzi », le cancrelat, est le nouveau nom du Tutsi ».Incidents et humiliations se multiplient. Jusqu’au drame : le soir du 6 avril 1994, l’avion du président Habyarimana est abattu. Dès le lendemain, tout s’embrase.La famille se réfugie au Petit Séminaire, qui est bientôt pris d’assaut, y compris la chapelle secrète, qu’ils avaient crue inviolable, où la jeune fille, sortie un moment pour gagner le bureau de son père, découvre en revenant, au milieu de dizaines de corps démantibulés à la machette, sa mère et ses sœurs, mortes. Un oncle agonisant, bras et jambes coupés, qui parvient à prononcer les noms des assaillants, voisins devenus tueurs (c’est l’un d’eux que, vingt et un ans plus tard, Félicité interrogera en prison), lui confie sa fille de quatre ans, grièvement blessée.Nous assistons au siège de la cathédrale de Nyundo où, tapie dans le clocher avec son père, elle échappe au massacre.Son chemin la mène dans un orphelinat, sa petite cousine blessée dans les bras, grâce à un militaire compatissant. De là, elle communique par lettres avec son père qui, réfugié dans l’évêché avec des centaines de rescapés, lui promet que bientôt il fera jour et qu’ils seront réunis. Mais l’évêché est attaqué. Parvenu à s’enfuir, le père, sur le point d’atteindre une forêt où se cacher, est tué. Le cauchemar n’en finit pas…Début mai, l’orphelinat déménage à Goma, au Zaïre. Enfin, une surprise illumine ces jours de deuil : Félicité retrouve, par hasard, son jeune frère Jimmy.En septembre 1994, elle rallie Gisenyi avec la famille de son amie Mimita, devenue sa famille d’accueil. Petit à petit, elle ré-apprivoise la vie, malgré les absences inguérissables.Elle rencontre Johnson, l’amour naît. Lorsqu’elle part terminer ses études en Belgique, ils se promettent de s’attendre. Moins de trois ans plus tard, elle le revoit à Kigali, et ils décident de se marier et de fonder une famille. C’est à Bruxelles qu’ils s’installent.La politique de réconciliation nationale du gouvernement rwandais, en 2003, s’accompagnant de la libération de dizaines de milliers de génocidaires pour désengorger les prisons, clôt définitivement ses idées nostalgiques de retour au pays. « Autant je crois à la résilience, autant j’estime la réconciliation impossible. »Elle s’insurge d’ailleurs contre le glaçant silence des autorités religieuses catholiques qui, s’abstenant de condamner immédiatement les campagnes meurtrières, ont laissé la voie libre à ceux qui clamaient que « les tueries étaient approuvées par Dieu ». Et souligne que de nombreux prêtres, reconnus pour leur rôle pendant les massacres, n’ont pas été relevés de leur office.Félicité et Johnson voulaient six enfants. Ils s’arrêteront à quatre, aux trente ans de la jeune femme. La maternité lui fera mesurer mieux que jamais l’héritage de ses parents, qu’elle sent toujours proches et dont elle dresse des portraits émouvants. Son père qui, durant la tragédie, écrivait un texte intitulé L’ouragan a frappé Nyundo , titre qu’elle a choisi de reprendre : « Même en colère, son regard restait tendre. » « J’aimais la façon de rire de ma mère, de porter tout à la lumière de la dérision. »L’ultime chapitre, Riposte au négationnisme , est sans ambages. Car, dès la fin du génocide, certains « ont repoussé les limites de la raison jusqu’à prétendre que, parmi le million de morts, quatre-vingt pour cent étaient des Hutus ». Elle insiste : « Le négationnisme ne se contente pas de succéder au génocide : il le prépare, l’accompagne tandis qu’il est mis en œuvre et lui fait suite – une vérité qui vaut pour tous les génocides ».Comment contrer les dérives négationnistes ? En témoignant au monde. En osant se raconter.…