La critique à l’ère numérique (in Dossier)
Écrire sans contraintes avec autant de photos ou de documents possibles, ne pas être assujettis à un nombre de caractères ou à un format, c’est possiblement une promesse de la presse numérique et des revues web. Comment ces revues ont-elles vu le jour ? Comment fonctionnent-elles ? Qui les font ? Y a-t-il un revers de la médaille, le web est-il vraiment un paradis ? Blogs, sites, agendas en ligne, sites d’artistes, l’information web est protéiforme. Alors comment se repérer sur la toile et trouver le chemin qui mène à l’information ? Puisque, paradoxalement, ce n’est pas parce qu’elle est en ligne, qu’elle est accessible. * La filiation papier et web La corrélation directe entre le web et le papier permet de s’orienter plus facilement. Les journaux, généralistes comme Le Soir, La Libre Belgique, ou spécialisés tels que Mouvement, Inferno, développent un format web en lien avec la version papier. Dans ce cas, l’accès parait simple, bien que la subtilité des « tags » (étiquettes) et dénomina- tions complexifie la recherche (sous le mot « scène » se retrouvent des articles que l’on ne trouve pas sous le mot « danse » et vice versa). Là s’ouvre la boîte complexe de la terminologie. De plus, écrire pour le web ne garantit en rien que l’on est lu. Les moteurs de recherche fonctionnent de telle façon que plus un site est consulté plus il va appa- raître en tête de liste lorsque l’on fait une recherche. La boucle est bouclée qui rend parfois complexe l’accès à des initiatives plus inventives et spécifiques. En 2013, Agnès Izrine décide de faire une version web du magazine Danser. La fin de 30 ans de parution avait été si abrupte et difficile que, selon sa rédactrice en chef, « cela ne pouvait pas finir comme ça ». En créant « Dansercanalhistorique », elle pense alors développer un magazine web plus ou moins éphémère. L’expérience est un succès : le site est au- jourd’hui encore actif et enregistre jusqu’à 7 000 consultations par mois. Les lecteurs du magazine papier se sont déplacés vers le site, animé par l’équipe originale de la version papier. « Dansercanalhistorique » est le prolongement numérique de ce que fut le magazine Danser, une référence en termes de magazine spécialisé traitant de toutes les danses. La ligne éditoriale est de même facture, avec la possibilité d’augmenter l’espace des photos et d’ajouter des liens vidéo, et la liberté de sortir des contraintes du nombre de caractères. En- thousiaste, Agnès Izrine voit dans le numé- rique des possibilités pour l’avenir. Le numérique, c’est l’indépendance... Pour Marie-Christine Vernay, l’aventure commence quand elle claque la porte de Libération pour fonder le site « Delibere.fr » avec Édouard Laumet et René Solis. « L’essentiel était de préserver un espace d’écriture et un espace critique qui, pour nous, n’existaient plus. L’intérêt du web réside dans le fait qu’il n’y a pas de limite, on n’est pas cadré par des pages, des ultimatums autres que nos propres envies. J’ai inventé – ce que l’écrit papier ne me permettait pas auparavant – une chronique intitulée Chanson de gestes, où je décrypte les gestes quotidiens des gens, les gestes qui apparaissent, ceux qui disparaissent. Le web élargit le champ et permet de traiter de la danse de différentes façons. » Pour « Radio Bellevue Web », Marie-Christine Vernay ouvre de nouveaux espaces, imagine une rubrique où elle pose une simple question – « Est-ce que vous dansez ? » – à des politiques, des chorégraphes, et, ce faisant, éclaire la danse en creux. Le web peut s’avérer un champ d’investigation, d’inventions, une création de nouveaux espaces pour une pen- sée personnelle, une façon de se libérer de la contrainte du papier. ... mais c’est aussi le bénévolat Quelle est la différence entre un site et un blog ? La frontière est très poreuse. Le blog a priori s’apparente au journal intime ou au carnet de notes, souvent tenu par une seule personne, contrairement au site qui serait réalisé par une équipe. Cependant, nous pourrions citer une dizaine de contre-exemples avec des blogs menés à plusieurs. D’un point de vue technique, un site et un blog n’ont pas la même sorte d’interface et d’arborescence, mais la frontière n’est pas si tranchée, des blogs pouvant ressembler à des sites et vice versa. Blog ou site, ce qu’offre l’internet à la critique se résume à du bénévolat et à des personnes qui s’essaient à la quadrature du cercle pour trouver des moyens de financement. Ainsi, si Agnès Izrine bénéficie d’une subvention du ministère de la Culture, qui lui permet tant bien que mal de payer ses collaborateurs, elle trouve les annonceurs encore trop frileux et n’est pas encore parvenue à trouver un équilibre financier. À « Radio Bellevue » et à « Delibere.fr », tous les collaborateurs sont bénévoles. Selon Marie-Christine Vernay, les moyens financiers restent encore à inventer. Un espace pour l’émergence ? Le projet du blog « Un soir ou un autre » mené par Guy Degeorges emprunte des voies bien différentes. Son auteur a commencé il y a une dizaine d’années. Animé par le désir d’écrire, il s’est tourné vers la critique de théâtre et a rencontré la danse après coup, un peu par hasard. L’aventure est modeste : Guy Degeorges travaille seul, il revendique un non professionnalisme et affirme une subjectivité. Il est curieux et, à force d’écrire sur les formes émergentes et la jeune danse, il a peu à peu intégré le monde professionnel de la danse parisienne. Les jeunes chorégraphes l’invitent à voir leur premier spectacle, pour lequel ils espèrent en retour un article. Depuis 10 ans, Guy Degeorges est le témoin privilégié de l’émergence parisienne, avant lui peu relayée par la presse, par manque de temps, par manque de place. Car la presse web sert aussi à cela : ouvrir des espaces et faire découvrir de nouvelles démarches. Sarma, espace de ressources pour artistes et théoriciens Ouvrir des espaces pour les pratiques discursives a été un des moteurs de la création de l’association flamande Sarma en 2000. La première impulsion de Jeroen Peeters et Myriam Van Imschoot, critiques et fondateurs du projet, était de collecter articles et écrits sur la danse et la performance, de créer des archives qui puissent être consultées en ligne, et devenir vivantes au service des artistes aussi bien que des théoriciens. Sarma est devenue au fur et à mesure de son développement une véritable plateforme de recherche où pratique et théorie dialoguent, où critiques, artistes, dramaturges et théoriciens se rencontrent et collaborent, où les frontières entre chercher et faire deviennent poreuses. L’association élargit ses activités en organisant des col- loques, invite des artistes à partager leurs pratiques et leurs questionnements, interroge les pratiques en lien avec la dramaturgie, crée des événements avec des universités comme celle de Stockholm ou encore la formation EXERCE à Montpellier. Tout en gardant le fil ténu de la relation théorie, pratique discursive et création, Sarma se déploie avec une inventi- vité infinie. En 2012, elle crée « Oral site », une plateforme consacrée à l’oralité, considérant que la création de discours, les traces et les archives ne sont pas uniquement le fait de l’écrit et qu’il serait temps d’embrasser le travail du son et du dessin dans cette réflexion. Ainsi, depuis plus de dix ans maintenant, la presse web a totalement intégré le circuit de production du spectacle vivant. Elle écrit des ar- ticles qui sont relayés par les institutions culturelles, les compagnies de danse, leur donnant, littéralement, une visibilité ; elle nourrit le travail et la réflexion des artistes et ce faisant offre une plus-value, pour utiliser le champ sémantique de l’économie. Les compteurs…
Production culturelle de masse. L’art gratuit, mais à quel prix?
Galeries d’art virtuelles, concerts live, bibliothèques filmographiques infinies, opéras et ballets diffusés en intégralité… Le web nous offre un accès gratuit à la culture. Le phénomène, amplifié par la crise du Coronavirus, a des conséquences positives: publicité et visibilité pour les artistes, accès pour tous à l’art… Mais ses dangers ne sont pas à négliger, révélateurs d’un phénomène de consommation bien plus global. * En 2020, les réseaux sociaux font partie intégrante de nos vies. Téléphones greffés à la place des mains, nous vivons à travers nos écrans. Nous ne décidons plus d’aller vers la culture, elle se dessine entre nos mains. Nous sommes inondés de contenu culturel à un tel point que nous ne réalisons même plus que nous y avons accès, de plus gratuitement. La définition de contenu a également fait un bond. Pour la génération de mes parents, est appelé «contenu» un contenu qualitatif qui a nécessité un certain temps de production. Pour ma génération Y, le contenu c’est tout ce qu’il y a sur les réseaux: photos, vidéos, musiques, textes… qualitatif ou non, nous baignons dedans. * Les réseaux, en particulier Instagram, sont de véritables galeries commerciales mondiales où les créateurs de contenu sont rois, mais également les utilisateurs. Ces derniers pouvant aussi être considérés comme des créateurs de contenu lorsqu’ils postent, tweetent et partagent. Il n’existe plus de «gatekeepers» interdisant la diffusion. Le terme gatekeeper, gardien en français, utilisé dans le domaine de la communication, désigne les intermédiaires (tels que les journalistes) décidant de médiatiser certaines informations au détriment d’autres à la sphère publique. Chaque internaute est désormais son propre gatekeeper, son propre éditeur. Instagram nous offre l’opportunité de visiter un musée situé à l’autre bout du monde depuis son canapé. L’art passe les frontières à coup de likes, de partages et de geotags. Les réseaux sociaux donnent un accès global à un art qui était précédemment réservé à des catégories de personnes restreintes dû à des limites géographiques et/ou à des privilèges sociaux. Il y a une véritable démocratisation de l’art grâce au phénomène de digitalisation. Ces galeries virtuelles représentent également une publicité gratuite pour les artistes, une opportunité de se faire connaître et/ou d’augmenter sa visibilité. Et surtout, ils rendent l’Histoire de l’Art plus vivante que jamais ; les réseaux ne nous montrent pas uniquement l’oeuvre mais nous présentent également l’artiste dans sa vie quotidienne, dans son processus de création et dans son individualité créatrice. Il peut interagir directement avec sa communauté, ses fans et de possible «collecteurs». Instagram a offert aux musées et aux galeries l’opportunité d’un public virtuel, sans frontières. Ils peuvent créer des expériences artistiques qualitatives pour n‘importe qui ayant une connexion internet. L’art est alors plus inclusif que jamais. Cependant, la réalité est loin d’être «instagrammable». Les jeunes talents, exposés sur ces réseaux sociaux, se transforment en «identité numérique». Ils doivent se vendre et produire du contenu pour rassasier leurs followers. Le talent se mesure alors à un vulgaire nombre de publications et de likes. La pression est grande. Il faut produire, il faut poster. La peur de la page blanche se transforme en une peur du feed vide. Sans négliger les commentaires haineux déferlant sur les réseaux sociaux auxquels ils doivent faire face. Les réseaux facilitent aussi le plagiat et l’appropriation de contenu. L’oeuvre d’un artiste peut complètement lui filer entre les doigts. Les réseaux en eux-mêmes dépossèdent déjà les artistes de leurs créations. En effet, droits d’auteur et de reproduction sur le web sont souvent des concepts flous dans les termes d’utilisation et variables d’un pays à l’autre selon la législation. De plus, ces artistes publient gratuitement leur art signifiant involontairement que leur art n’aurait aucune valeur. Comment sont-ils rémunérés? Ne serait-il pas plus judicieux de les soutenir en payant notre accès à l’art plutôt qu’en likant ou en photographiant celui-ci? * L’art est également grappillé par la publicité. Les placements de produits sont monnaie courante chez les artistes 2.0. J’entends par artistes 2.0, les influenceurs. Ils sont à mon sens des créateurs de contenu (photographie, vidéo, graphisme, texte…) nés suite à l’implosion des réseaux sociaux. Avec eux, place à la publicité native ; au lieu d’interrompre l’utilisateur dans sa si précieuse consommation de contenu, on lui propose une publicité qui ressemble à son contenu habituel. La publicité n’est alors pas clairement identifiée (bien que certains posts soient notifiés comme « sponsorisés ») et son efficacité atteint alors son paroxysme. * Certains employés du secteur culturel sont amenés à fermer boutique ou à se réinventer pour survivre à l’ère du contenu. Les musées se digitalisent… Mais est-ce vraiment le monde que nous voulons pour demain? Ce phénomène culturel est révélateur d’un mode de consommation bien plus général: «toujours plus, toujours plus vite». Ce modèle, nous l’appliquons à tous les domaines de nos vies comme dans notre vie professionnelle: «toujours connectés», le smartphone nous permet de continuer le travail même à la maison! Et nous en sommes désormais au terrible stade de la fast culture… En effet, les réseaux sociaux ont également changé notre manière de consommer le contenu culturel: toujours plus, toujours plus vite, sans le moindre effort… et pour reproduire du contenu. En effet, on ne va plus au musée pour flâner entre les tableaux. On utilise les outils des réseaux pour mettre en exergue certains détails, on participe à la construction de sens. On se met en scène dans les lieux. On poste, on geotag, on montre au monde que nous y sommes allés. Les musées surfent d’ailleurs sur la tendance en proposant des expositions «photogéniques», c’est-à-dire que les gens vont pouvoir créer du contenu instagrammable en se rendant à l’événement. En ouvrant notre téléphone, nous voulons être divertis en seulement quelques minutes. Le nouveau réseau social Tiktok a très bien compris ce phénomène et répond à la demande: du contenu en continu. D’où sa folle expansion pendant le confinement. Le peuple est alors occupé et diverti lors des moindres secondes de son temps libre. En 2020, le silence fait peur…De plus, ce réseau social offre la possibilité de reproduire du contenu en imitant des chorégraphies. Créer un contenu visionnable et multipliable à l’infini, serait-il la nouvelle clé du succès? Nombreuses questions peuvent alors se poser: «Ces outils technologiques telles que la photographie ou la vidéo prolongent-ils notre relation avec l’art? Ou est-ce que nous n’arrivons plus à profiter de l’instant présent qu’à travers nos écrans? Est-ce que les générations Y et Z ne seraient plus capables d’apprécier du contenu sans avoir l’intention de le reproduire pour à son tour poster du contenu? Ne serait-il pas temps de ralentir?» * Les réseaux sociaux, dans leur forme actuelle, ne seront pas éternels, aucun ne l’est. Les musées et spectacles ont quant à eux prouvé qu’ils pouvaient traverser les siècles sans perdre leur splendeur. Par conséquent, il pourrait être intéressant de ne plus consommer goulûment le contenu des réseaux sociaux mais de picorer le meilleur de ceux-ci et de tendre vers un équilibre «réseaux sociaux – réalité sociale» plus sain. © Florence Defraire,…