Voici l’histoire d’une non-histoire, celle d’un homme qui aurait préféré ne pas être. Affublé d’un corps qui n’a pour lui que peu de réalité, il peut sans difficulté exister à côté de son enveloppe charnelle. Il devient alors observateur de sa propre identité et revient à la source, celle de son enfance.
Une enfance marquée par un double manque : la relation avec un frère aîné qui habitait sous le même toit, mais qui était exclu du noyau familial, et la présence-absence d’un troisième enfant dont il occupe la place dans l’imaginaire familial. En grandissant, il recherche le frère manquant. Il l’a découvert jeune adulte en la personne d’un étudiant qui semblait exister à sa place. Cet Uriel moderne, archange solaire, ne fit qu’accentuer la solitude mortelle causée par l’effacement de sa personne. Une seconde rencontre, celle d’un chanteur tout aussi angélique, creuse cette disparition de soi comme programmée dès l’enfance.
Ce récit d’une construction malgré soi, traversé par une nostalgie sans fond, tempéré par la présence bienveillante de la famille actuelle du narrateur et par la révélation de la radio – où le son prend la place du corps – emmène le lecteur dans un univers à l’écriture singulière et sensible. Une expérience de lecture proche de l’apnée où Pascal Goffaux nous emmène dans l’intimité de son enfance, avec un humour noir, mordant, à
la limite de l’autosabotage. Laurent Quillet explore cette non-présence au monde dans un travail d’effacement volontaire de sa personne sur d’anciennes photos de famille. Les univers de ces deux hommes se rejoignent et se répondent. Dans leur démarche d’absence et de retrait du monde, ils ont trouvé leur alter ego.
Auteur de La nostalgie de l’aile
Des existences sont parfois marquées de nostalgies, de rendez-vous manqués, d’erreurs sur la personne. Pascal Goffaux propose un récit largement autobiographique où il remet en question sa présence au monde. Confession sans concessions qui nous tend le miroir de notre propre ancrage dans l’existence.Ce livre, dont la couverture évoque d’emblée un effacement, commence sur un chapitre au titre évocateur : « Le désagrément d’être né ». Et les premières lignes confinent tout autant au constat sans appel, à une sorte d’auto-sabotage. Comme s’il y avait erreur sur la personne.Je suis né malgré moi. Je ne voulais pas. Je ne voulais pas sortir. Je ne voulais rien. Je voulais croupir. J’avais fait mon temps, les neuf mois réglementaires.…
Être moi, toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert
Après Monet ( L’adieu au paysage. Les nymphéas de Claude Monet , La Différence, Monet, impressions de l’étang , Arléa), Rothko ( Mark Rothko, rêver de ne pas être , Arléa), Nicolas de Staël ( Nicolas de Staël, le vertige et la foi , Arléa), Goya ( Visions de Goya, l’éclat dans le désastre , Arléa, prix Malraux 2019 ), le dialogue que Stéphane Lambert noue avec la peinture se porte sur Léon Spilliaert. Proximité, sismographe de poète, affinités électives, démarche questionnante qui décloisonne l’œuvre et la vie et plonge à mains nues dans l’imaginaire des peintres : ce quatuor compose moins une méthode qu’un embrasement passionné. Dans Être moi, toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert , Stéphane Lambert livre un récit à deux voix, celle du peintre Spilliaert, celle du narrateur-auteur. Lire aussi : Histoires de vie, des rencontres risquées entre réel et imaginaire (C.I. 190) Comment, un siècle plus tard, mettre ses pas dans ceux de cet artiste né en 1881 à Ostende, qui déclina dans des œuvres marquées par l’inquiétude et l’angoisse la station balnéaire, la puissance de la mer, la nuit — fût-elle en plein jour ? Un subtil jeu d’échos, voire de miroir, s’établit entre ces deux voix qui, davantage qu’être séparées par le temps, se tiennent à distance du tumulte du monde des hommes. Peintre de l’intériorité, Spilliaert a trouvé en Stéphane Lambert un lecteur guidé par les Muses de la sensation et de la voyance.L’essai campe une scène fondatrice, aurorale, de nature géographique, plus exactement psychogéographique : la naissance de Spilliaert à Ostende, un lieu à la lisière de la terre ferme et de l’eau. De même que la ville d’Ostende est construite sur deux éléments antagonistes — la terre et l’eau —, le peintre des espaces nocturnes et vides, de l’errance nimbée de fantastique, navigue entre solidité terrienne et évanescence aqueuse. Comme si la singularité du lieu où il naquit, passa sa jeunesse et une grande partie de sa vie adulte s’était réverbérée dans son caractère, dans son être-au-monde… Richement ponctué par des œuvres de Spilliaert (datées des années 1901-1910, à l’exception de Troncs noueux de 1938), construit sur l’alternance des deux voix, l’essai restitue le voyage de Spilliaert sur les terres de l’inquiétante étrangeté. Étrangeté de la mer du Nord, de l’Océan disait-il, étrangeté de l’existence, opaque comme le flux et le reflux des marées, des sensations, rapport trouble au monde du dehors et au monde intérieur : l’intranquillité de la mer, son appétit d’ogre (« chaque tempête réclame son âme à dévorer ») résonne avec celle de Spilliaert qui, questionnant l’essence des choses, des êtres, des paysages, mettra en forme le réel perçu en le nimbant d’irréalité. Début du 20e siècle : un tremblement d’irréalité décolle les étants, les matières d’eux-mêmes et fait de Spilliaert le spectateur d’un monde par rapport auquel il demeure étranger. Début du 21e siècle : sur les traces de Spilliaert, à Bruxelles, à Ostende, Stéphane Lambert fait l’expérience d’une faille entre soi et le monde, d’un dénivelé irrelevable entre le visible et l’invisible, le dicible et l’indicible. C’est sur cette faille que l’art se construit. Sœur de celle de Pessoa, l’intranquillité comme tonalité des dessins, des lavis se traduit dans des paysages désorientés, mangés par l’obscurité, désertés par l’humain, dans des autoportraits rongés par le doute. L’Océan est toujours le même, et toujours changé. Le sable est un sol sans mémoire. Je cours derrière l’angoisse qui me pousse. Mes pas effacés s’amoncellent dans une manne inconnue. Ce que je cherche se trouve de l’autre côté. Toujours de l’autre côté. Mettre ses pas dans ceux de Spilliaert, ressusciter les rencontres qu’il eut avec Ensor, les symbolistes, Maeterlinck, Verhaeren (dont Spilliaert illustra les œuvres), avec Zweig, évoquer son mariage, sa venue à Bruxelles, c’est pour Stéphane Lambert descendre en rêveur éveillé dans le vertige immobile, teinté d’onirisme, qui imprègne ses toiles, son existence, c’est s’ouvrir à l’inapaisement de la démarche artistique. Le dialogue, le voyage impulsés par Stéphane Lambert métamorphosent le fantôme de Spilliaert en contemporain revenu à la vie. La grâce de l’écriture est d’abolir…
Bernard Gheur est décidément l’écrivain belge de la nostalgie heureuse. On retrouve…