Qu’est-ce qui est là ? Tapis juste là ? À l’endroit où cela démange. Où cela confronte. Où cela n’est plus tout à fait respirable. Où le danger nous guette. C’est dans ce lieu rempli d’ombres et de bourreaux que François de Smet faufile ses mots. Il déplie une pensée, convoque Hannah Arendt, et affronte les méandres de nos compréhensions. Il s’agit de regarder, une fois encore, ce que cela implique de ne pas devenir somnambule. Faire face au monde. En être témoin. Ne jamais avoir fini de le dire, de le décrire, de le questionner. « C’est ainsi que les résistants ou les justes répondent en général qu’ils « ne pouvaient faire autrement » lorsqu’on leur demande la raison de leur geste » écrit l’auteur. C’est ainsi qu’il ne peut faire autrement que penser et écrire pour ne pas nous laisser sombrer.
Marie Robert
Il est courant d’entendre que depuis Platon, la philosophie occidentale n’ajoute que des notes de bas de page à ses dialogues socratiques. Du moins jusqu’à la Shoah. Alors, la pensée est devenue plus que vertigineuse : il ne s’agit plus de prendre conscience de la mort à un degré humain et/ou divin, mais d’appréhender la fin de l’humanité à un niveau commun, proche ou lointain. Soit dans son ensemble à tout moment atomique, climatique, soit dans son esprit-même : que reste-t-il d’âme, d’espérance, de poésie, bref d’humain dans le cœur de l’humanité depuis la Shoah ?François De Smet, avec Hannah Arendt ou le mal comme absence de pensée, né d’une conférence pour les Midis de la Poésie, rappelle…
Que Faire ? n°7 : Vincent Engel. L’absence révoltée
Créer des mondes de fiction, construire des « romansonges » dans le sillage du « mentir-vrai » d’Aragon, laisser courir sa pensée, son imaginaire sur une multitude de claviers d’orgue… telles sont les trois thèmes musicaux qui se dégagent si l’on tente de condenser l’œuvre de Vincent Engel, tout à la fois écrivain, dramaturge, professeur de littérature contemporaine à l’Université catholique de Louvain, directeur de revue (il a repris la direction de Marginales ), directeur du Pen Club Belgique, éditeur. Dans le numéro 7 de la revue Que faire ? , les écrivains Jean-Pierre Legrand et Philippe Remy-Wilkin consacrent un dossier éblouissant qui se focalise sur le cycle toscan intitulé Le monde d’Asmodée Edern (réédité en 2023, Asmodée Edern & Ker Éditions). Œuvre majeure de Vincent Engel, le quatuor Retour à Montechiarro (Fayard, 2001), Requiem vénitien (Fayard, 2003), Les absentes (Lattès, 2006), Le miroir des illusions (Les escales, 2016), précédé par Raphael et Laetitia (Alfil/L’instant même, 1996), couronné par Vous qui entrez à Montechiarro (Asmodée Eder, & Ker Editions, 2023), délivre une saga romanesque qui, traversant des générations, des époques, auscultant les dessous de l’Histoire, se tient sous le regard d’un personnage éternel, Asmodée Edern. Comme l’analysent Jean-Pierre Legrand et Pierre-Remy Wilkin, Asmodée Edern s’éloigne de la figure démoniaque d’Asmodée dans l’ Ancien Testament et campe un ange bienveillant.Afin d’interroger le cycle toscan de Vincent Engel, qui, sous certains aspects rappelle Le quatuor d’Alexandrie ou Le quintet d’Avignon de Laurence Durrell, les auteurs plongent à mains nues dans l’architecture de chacun des tomes, mettent en évidence la maestria du romancier dans les jeux de construction formelle, le fil rouge de la musique, les questions de la judéité, de la condition humaine (baignée par l’ombre lumineuse d’Albert Camus), des luttes au niveau individuel et collectif entre les forces du bien et du mal ou encore les amours magiques, impossibles. On voyage entre l’analyse des périodes charnières de l’Italie que Vincent Engel met en scène, du repérage des récurrences de séquences historiques prises dans la répétition d’invariants anthropologiques et le décryptage des jeux littéraires, entre les lignes contrapuntiques des thèmes et des personnages et les mises en abyme du vécu, de la pensée de l’auteur dans les plis de la fiction. Vincent Engel a offert une machine de guerre romanesque et littéraire de très haut vol, qui combine la création pure et l’autofiction mais sans ostentation, sans « mauvais égocentrisme », l’appréhension du monde et de l’autre passant nécessairement par une quête de soi ouverte et généreuse, la construction d’un récit. Levier d’une action sur le réel, d’une relecture plurielle des faits soumis à l’imaginaire du créateur, la fiction s’inscrit, pour Vincent Engel, dans un art romanesque générateur de complexité. Au travers de ses dédales, de ses puissances illimitées, de ses brouillages entre vécu et réalité, par l’art d’une variation dans la focale, la fabulation permet de dévoiler des pans de réel, de faire de l’imaginaire un royaume à effets réels. Elle s’affirme comme une terre de mots apte à libérer des vérités cachées, insupportables ou désireuse d’enfouir les vérités intimes et extérieures sous des voiles qui les rendent inaccessibles. Évoquant le personnage d’Asmodée Edern, alias Thomas (ou Tommaso) Reguer, Vincent Engel écrit : « il n’a d’autre volonté que d’ouvrir les êtres qu’il croise aux multiples destinées qui s’offrent à eux. » On y lira un autoportrait du romancier. Le romancier en tant que jongleur qui assemble les facettes de vies diverses afin d’en jouer comme d’un miroir qu’il nous tend. Véronique Bergen Plus d’information Vincent Engel, né en 1963, est devenu assez jeune, au tournant des années 2000, dans le sillage de ses romans Oubliez Adam Weinberger (2000) et Retour à Montechiarro (2001), une figure référentielle de nos lettres. Un parcours très riche et très varié, dont rendent compte sa fiche Wikipedia ou son site personnel, impressionnants (il enseigne la littérature contemporaine à l’Université Catholique de Louvain, il a monté des spectacles avec Franco Dragone, écrit plusieurs pièces de théâtre, etc.). Celui d’un auteur aux dons multiples mais d’un homme très engagé aussi (il a repris la direction de la revue Marginales ou du Pen Club Belgique, créé le site mémoriel Liber Amicorum, etc.). J’ai lu naguère avec plaisir quatre de ses livres (Les diaboliques, Alma viva, Les vieux ne parlent plus, Le miroir des illusions) mais une cinquième lecture, celle de son renommé Retour à Montechiarro, m’a bouleversé : je me sentais plongé dans un ouvrage majeur, d’une puissance rarement croisée en francophonie. Une sollicitation de la Revue générale m’a présenté l’opportunité de lui consacrer un article, paru en mars 2023. Lors de la préparation de celui-ci, en fin 2022, un échange avec l’auteur m’a révélé ce que j’assimilais à un deuxième signe (une deuxième synchronicité jungienne ?) : l’ensemble du « cycle toscan » allait être réédité en mai 2023. Je me suis immergé dans la fresque complète. Sa richesse et sa capacité à se renouveler m’ont sidéré, elles appelaient un traitement original et approfondi, j’ai sollicité l’intervention de Jean-Pierre Legrand, mon complice de maints dossiers dialogiques (Véronique Bergen, Luc Dellisse,…
Vie, mort, plaisir, souffrance et autres réjouissances. Une petite balade en philosophie
Ni manuel ni histoire de la philosophie de ses origines à nos jours, Vie, mort, plaisir, souffrance et autres réjouissances nous convie à une traversée libre de penseurs qu’Alain Bajomée aborde sous l’angle des questionnements qu’ils ont soulevés et des enjeux contemporains qu’ils véhiculent. Choisissant d’éclairer des notions (liberté, vérité, mal, réalité, être….), des problèmes par des éclairages venant du cinéma, des séries TV ou de la musique, Alain Bajomée ramène l’activité philosophique à son questionnement, à l’étonnement qui lui a donné naissance. Sans accentuer la coupure artificielle et sujette à caution entre pensée mythique et avènement du logos, l’avènement de la philosophie occidentale au siècle avant J. C. correspond à une nouvelle manière de penser qui, s’affranchissant de l’explication par les dieux, par les mythes, s’interroge sur l’ordre du monde en se confiant aux lumières de la raison. Arbre composé d’une multiplicité de branches — logique, métaphysique, morale, esthétique, épistémologie… —, la philosophie en tant qu’« amour de la sagesse » se diffracte en domaines, en écoles, en courants. Ne visant pas l’exhaustivité, l’ouvrage aborde largement les philosophes de l’Antiquité (des Présocratiques à Platon, des sophistes à Aristote), convoque des figures délaissées (Antiphon d’Athènes, le curé Meslier (anticlérical, hédoniste), l’antispéciste Peter Singer….), aborde Condorcet, Kant, Comte, Nietzsche, Russell, Wittgenstein mais délaisse Spinoza, Leibniz, Hegel, Bergson, Sartre comme il s’en explique dans l’avant-propos. La mise en lumière de penseurs minorés, se situant parfois dans les marges de la philosophie (Freud, Beauvoir, Camus…), permet de réhabiliter des pensées libertaires, athées, matérialistes que la tradition idéaliste a secondarisées. Procédant selon le fil de thématiques, de champs de réflexion, Alain Bajomée traite non pas de l’intégralité du corpus platonicien ou de l’ensemble des écrits de Descartes, mais des points qui illustrent le problème traité (le savoir, le bonheur, la conscience, la finitude, la mort, l’immortalité de l’âme, le cogito, l’inconscient, les droits des animaux…).On pourrait craindre que le recours à des films (ceux de Woody Allen, Hitchcock, Chaplin, Cronenberg, Ridley Scott, Visconti, les Wachowski…), à des chansons (celles de Dick Annegarn, Aznavour, Lavilliers, Mylène Farmer, Serge Gainsbourg, Pink Floyd…) ne dilue la spécificité de la démarche philosophique, écarte de la lecture des textes et ne se présente que comme un moyen afin de brancher la philosophie sur le contemporain. Il n’en est rien dès lors qu’au travers de ces allers-retours de l’allégorie de la caverne de Platon ou de l’interprétation freudienne des rêves au film Matrix , de l’utopie des phalanstères de Fourier, de sa prescience de la débâcle écologique à Charles Aznavour (« La Terre meurt »), Alain Bajomée expose l’intemporalité de questionnements qui, vertébrés par le doute (de l’ironie socratique au scepticisme de Montaigne ou au doute radical cartésien), par l’esprit critique, se singularisent par la remise en cause des réponses toutes faites, la contestation de la doxa et de l’autorité de la tradition. L’ouvrage accomplit semblable déconstruction de l’histoire des vainqueurs, des vulgates officielles. Que ce soit par rapport aux sophistes (que Platon a dépréciés, les assimilant à des orateurs mercantiles indifférents à la question de la vérité) dont il souligne le scepticisme épistémologique et le relativisme (absence d’une vérité absolue, existence de vérités relatives), par rapport à Diogène le Cynique ou à Fourier.Art des questions et non des réponses, pensée de la création (Chaoïde disait Deleuze) et non de la méthode et des recettes techniques, « la philosophie, bien qu’elle ne soit pas en mesure de nous donner avec certitude la réponse aux doutes qui nous assiègent, peut tout de même suggérer des possibilités qui élargissent notre champ de pensée et délivrent celle-ci de la tyrannie de l’habitude ».Dans Qu’est-ce que la philosophie ? , définissant la philosophie par la création de concepts, Deleuze et Guattari évoquent la phrase de Leibniz qui, tirée du Système nouveau de la Nature , condense l’activité de la pensée questionnante : « Je croyais entrer dans le port,…