Loulou et Nana vivent seules avec leur mère dans un petit pavillon de campagne. C’est les vacances, l’ambiance est au désoeuvrement général. Les journées s’organisent au rythme des repas et le gros des interactions se déroule autour de la table du salon. À l’exception du petit copain de Nana, l’unique présence masculine c’est « Chacha », le chat de la maison.
Attention, il ne s’agit pas de n’importe quel animal de compagnie, c’est un félin doué d’expression. En aparté, il peut comprendre et communiquer avec Nana.
Mais ce n’est pas la seule à personnifier la petite bête, toutes les trois entretiennent avec lui une relation pour le moins ambigüe faite de jalousie et de convoitise. La légère mesquinerie du matou va bientôt attiser crispations et suspicions au sein de la maisonnée. Gratin de chat figure de manière audacieuse les préoccupations adolescentes et familiales à travers le portrait d’une mère et de ces deux filles. Dans ce récit où les non-dits submergent les personnages, la parole se révèle plus que jamais essentielle.
Autrice de Gratin de chat
Au point de départ du récit, une situation très banale : dans une famille vivant à la campagne, une mère et ses deux filles ont adopté un chat. Surnommé alternativement « le chat », « chacha » ou « chatassse », le félin va occuper une place de plus en plus déterminante dans la vie familiale, à tel point qu’une assiette et un siège lui sont parfois réservés lors des repas. Pris en tenaille entre la sœur qui l’adore et celle qui le déteste, le petit animal à figure presque humaine cristallise les rancœurs, frustrations et désamours de la constellation familiale. Et ce, pendant que la mère aimante (trop aimante ?) surinvestit sa relation avec le chat, qu’on découvre au fil de l’histoire doté de la parole (à moins que ça ne…
Une aventure de Blake et Mortimer : Le dernier pharaon
Avec Le Dernier pharaon, Autour de Blake & Mortimer , t. 11, le quartet composé de François Schuiten (dessin et scénario), Jaco Van Dormael (scénario), Thomas Gunzig (scénario), Laurent Durieux (couleur) met génialement ses pas dans ceux d’Edgar P. Jacobs, créateur de la série Black & Mortimer. L’album décline combien prolonger une œuvre, c’est la révéler à elle-même, la poursuivre en l’actualisant. Marquée par l’imaginaire et la puissance graphique de François Schuiten, la revisitation de l’univers d’Edgar P. Jacobs renoue avec Le mystère de la grande pyramide (1954). L’album s’ouvre sur la pyramide de Khéops. Blake et Mortimer se réveillent dans la chambre de la reine, frappés d’amnésie. Des années plus tard, appelé à Bruxelles afin d’étudier l’étrange rayonnement électromagnétique qui, émanant du Palais de Justice, a la propriété de rendre inopérants les appareils électriques, le professeur Mortimer découvre un mur d’hiéroglyphes, des représentations de Seth et autres divinités dont, féru d’égyptologie, Joseph Poelaert a truffé son colosse de pierre. Tandis que Mortimer et Henri, le seigneur des lieux, avancent vers le Graal, le lieu secret d’où provient le phénomène d’irradiation, une déflagration lumineuse embrase le Palais, déferle dans les rues de Bruxelles. Sur ordre de l’armée, les habitants sont évacués et désertent la capitale. Une cage de Faraday enserre l’édifice afin de contenir son magnétisme. Une enceinte mure la ville qui, au fil des mois, se mue en une ville fantôme où la nature reprend ses droits, où les animaux sauvages ont établi leurs quartiers. Refusant de quitter le périmètre interdit, des citoyens désireux d’inventer un autre monde — un monde aux antipodes du consumérisme actuel et du productivisme mortifère — mettent tous leurs espoirs dans les vertus salvatrices du rayonnement. Afin de déclencher ce dernier, ils mettent au point une opération. Bien qu’elle échoue, le mystérieux animal de pierre se remet à cracher sa lumière verte. Black-out généralisé. Les machines, les avions, les ordinateurs du monde entier s’arrêtent, « adieu les banques, adieu la dette du Tiers-Monde ». Le printemps de la révolution mondiale a pour levier le mastodonte de Poelaert, lequel, en libérant sa colossale énergie cosmotellurique, signe le coup d’arrêt de la technologie. Le sommeil des habitants est contaminé par des cauchemars provoqués par le rayonnement. Face à l’arrêt définitif et irréversible de l’électronique mondiale — panne qui signe la fin du néolibéralisme, du prométhéisme technologique —, le pouvoir international réagit, l’armée décide de lancer sur le Palais de Justice des missiles chargés de le détruire. Mettant au point un remède pire que le mal, ordonnatrice de l’inhumain, l’armée menace d’entraîner la fin du monde sous couvert de tenter de le sauver. La solution est frappée par la folie dès lors qu’elle crée le risque d’une réaction en chaîne. Haut gradé de l’armée britannique, Blake mettra tout en œuvre pour écarter cette décision. Alors qu’ils se sont perdus de vue depuis des années, il charge Mortimer de sauver la donne, de retourner dans le ventre du Palais afin de mettre fin au rayonnement. Nous ne révélerons pas les retournements et climax d’une intrigue menée de main de maître.D’une écriture à la fois incisive et onirique, le scénario remarquablement efficace, riche en rebondissements, campe un monde où s’affrontent la folie et la sagesse, le risque d’apocalypse et le sauvetage de l’univers.Si le dernier pharaon n’est autre que Mortimer comme le révèle le personnage de Lisa, l’ultime pharaon, c’est aussi François Schuiten qui promène sa lanterne magique sur les lieux telluriques. Dernier initié formé par l’esprit errant de Poelaert, Schuiten boucle l’énigme jacobsienne de la pyramide de Khéops qui hante Mortimer depuis des années. Il la referme en lui donnant comme résolution l’architecture du Palais de Justice.Sans didactisme aucun, l’album enserre le récit dans l’évocation des défis majeurs de notre temps, dangers de la technologie, dérives d’un monde enfermé dans une logique high tech et totalitaire. Sous la fable fantastique, court un rayon d’un autre type, qui nous dit qu’un autre monde est possible. Refusant le système actuel, une partie des humains met sur pied une société renouant avec la nature. Saluons l’actualité brûlante de l’album à l’heure où, percuté par la débâcle environnementale, par le réchauffement climatique, le monde court vers sa perte. Dans la ville de Bruxelles dévastée, les altermondialistes, les êtres en rupture de ban, récusant la loi du marché, les réfugiés vont assurer la relance d’un monde digne de ce nom. Face aux forces de mort que le pouvoir militaire s’apprête à déclencher se dressent les forces de vie portées essentiellement par des de femmes et des enfants.Sans adopter l’esthétique de la ligne claire, l’album prolonge l’esprit d’Edgar P. Jacobs, ses hantises, ses obsessions. On notera la présence des chats attirés par les lignes telluriques sur lesquelles l’édifice de Poelaert est bâti, le vertige des éblouissants dessins de François Schuiten qui réexplore un des hauts lieux mythiques des Cités obscures , de Brüsel, le Palais de Justice. Les pierres, les édifices sont habités par une âme secrète, une âme minérale. Comme les gargouilles de Notre-Dame-de-Paris, celles qui ornent le Palais de Justice sont les dépositaires de savoirs ésotériques que les bâtisseurs de cathédrales et Poelaert ont emportés dans leurs tombes. Une sagesse perdue que Mortimer/Schuiten, Van Dormael, Günzig et Durieux ramènent à la lumière.En libérant le rayonnement enfoui à la base de la pyramide inversée placée sous le Palais de Justice, Mortimer prend la décision que l’humanité n’a pas pu ni voulu adopter : changer radicalement de manière de vivre, de penser. Dans cette nouvelle vie donnée à Blake et Mortimer, ce dernier apparaît comme un anti-Prométhée grâce à qui s’ouvre une nouvelle Arcadie, une société contrainte de faire le deuil de son hypermodernisme, de sa course à la technologie. Tissé de signes, le monde attend son Champollion, ici Mortimer. Qu’il soit architectural, graphique, littéraire, musical, l’art, aux yeux de Schuiten, ne se transcende dans le sublime que s’il est branché sur l’inconscient, l’ésotérique, le paranormal. Tout art est initiatique.Les quatre créateurs livrent ici un livre-événement. L’album s’élève comme une pyramide où les dessins et le verbe tiennent lieu de pierre. Il compose la dernière pyramide pour le pharaon à venir… Pour notre plus grand regret, François Schuiten annonce qu’il arrête la BD. Signant son adieu au 9ème art, Le dernier pharaon serait alors l’ultime pierre de sa cathédrale. Soulignons les couleurs magistrales, les saisissants effets de clair-obscur de Laurent Durieux qui rehaussent les sublimes planches de François Schuiten. Magie des scènes de la ville de Bruxelles plongée sous les eaux ou dans des paysages hivernaux. Dans son dieu de pierre, Poelaert a enfoui les enseignements des Égyptiens, leurs secrets relatifs à la pyramide inversée sous la mer brusselienne. Gageons que le quatuor de créateurs…
Thierry BELLEFROID , Comès. D’Ombre et de Silence , Casterman, 2020, 145 p., 29 € / ePub : 19.99 € , ISBN : 978-2-203-18379-7Corbeaux, chouettes, chats, homme-cerf, paysages enneigés, personnages marginaux anguleux, rites d’initiation, génie du silence graphique mettant en scène la Bataille des Ardennes, les sombres conflits entre villageois, la mise à mort des êtres différents… Quarante ans après la parution de l’album Silence , le chef-d’œuvre de Comès , à l’occasion de la souveraine exposition Comès au musée BELvue à Bruxelles dont il est le co-commissaire avec Éric Dubois, Thierry Bellefroid consacre un essai magistral à ce créateur hors norme décédé en 2013. Que l’œuvre de Dieter Comès né en 1942 à Sourbrodt dans les cantons de l’Est se doive d’être lue à partir de l’existence de ce maître absolu de la bande dessinée belge, Thierry Bellefroid le déploie avec passion et finesse. Au fil des pages rythmées par les dessins de Comès, l’ouvrage nous immerge dans un univers hanté par le non-dit, les forces invisibles, le surnaturel, la magie des forêts, le climat fantastique. Du Dieu vivant (1974) au Dix de der (2006) , Comès créera onze albums évoluant d’un style virtuose, en phase avec les couleurs psychédéliques des seventies, proche de Philippe Druillet, à la décantation de formes menant de l’archipel de la couleur à l’alchimie du noir et blanc dont Comès est l’un des sorciers incontestés. Après les femmes-fleurs, les hommes-papillons, les voyages galactiques d’un space opera initiatique truffé de références cabalistiques, Comès qui fut aussi musicien de jazz, percussionniste, emprunte un premier tournant esthétique avec L’ombre du corbeau qui évoque, comme il le fera dans son dernier album Dix de der , la guerre 14-18 qui fit rage dans les Ardennes. Sous l’influence d’Hugo Pratt avec qui il nouera une fidèle amitié, son style s’épure. Après Tardi, il raconte les tranchées, la boucherie du front. Dans un climat fantastique, confronté à des incarnations de la mort, un soldat allemand erre dans les limbes. Comès y tente une nouvelle grammaire, s’accommodant une fois de plus de la contrainte de la couleur mais décidant d’innover ailleurs, dans la mise en scène, dans l’architecture de la page, dans la rythmique .Thierry Bellefroid analyse la nature du virage, expose l’importation de la grammaire du cinéma dans la bande dessinée (panoramique, zoom avant, zoom arrière…), la synthèse des arts que produit l’artiste. Comès allie les instruments du cinéma à la narration graphique, mais, par-dessus tout, il explore les vertus du silence, ce silence des planches avec cases muettes qui l’a fasciné chez Hugo Pratt, ce passage à l’Œuvre au noir et au blanc qui renvoie au silence de son enfance marquée par la guerre, au père germanophone enrôlé dans l’armée allemande, à son mutisme lors de son retour du front russe. Coup de maître en 1980 avec Silence , une fable poétique sur fond de paysages ardennais, autour de Silence, un jeune homme à part, muet, déclaré attardé, au regard reptilien, proche des animaux qu’il magnétise, en butte à la méchanceté d’Abel Mauvy qui l’exploite. Amour interdit avec la sorcière, violence des villageois à l’égard de ceux qui sont différents — Silence, les gitans, les nains… —, arcanes révélant les voies de passage entre la vie et la mort… Silence, l’exclu du langage, soulève une œuvre qui explore des formes d’échange non verbales, mystiques, animistes.L’empreinte du mystère, des dissociations de la personnalité, de notre part sauvage muselée par la société, des fantasmes, de l’onirisme domine La belette , le thriller psychologique Eva sur lequel planent les ombres de Hitchcock, de Klaus Nomi, L’arbre-cœur soulevé par des audaces graphiques qui réinventent le style… Comès ne nous parle pas de sorcellerie, d’envoûtements, de magie noire dans des campagnes reculées : magicien, il accomplit graphiquement des rites incantatoires, des sortilèges, s’attachant à des êtres en marge du système, plus proches du monde animal, végétal, minéral que de la société des humains qui les rejette.Magnifique voyage dans l’univers de Comès, Comès. D’Ombre et de Silence convoque aussi les témoignages de personnes qui l’ont connu, Hugues Hausman, François Schuiten, Benoît Peeters, Didier Platteau, Micheline Garsou, Christophe Chabouté… Le livre refermé, on rêve que, sept ans après la mort de Comès, le scénario de La maison où rêvent les arbres se concrétise : « Un jour, les arbres se révoltent contre l’homme et leurs rêves engendrent des ptérodactyles, des crocodiles, qui agressent l’homme parce qu’il a rejeté la communion qui le liait à la nature, l’homme a rejeté la mémoire du bois. Les livres commencent à rejeter l’encre ».À l’occasion de l’exposition Comès. D’Ombre et de Silence au musée BELvue (jusqu’au 3 janvier 2021, Fonds Comès de la Fondation Roi Baudouin), Casterman publie Ergün l’errant (réunissant ses deux premiers albums Le dieu vivant et Le maître des ténèbres ), Comès, les romans noir et blanc, 1976-1984, Comès, les romans noir et blanc, 1987-2006. Véronique Bergen Lire Silence ou La Belette, c'est entrer dans un monde où l'on sent qu'auteur et création se confondent. Un monde dont le silence lui-même est une composante essentielle. Comprendre la personnalité de Comès, comprendre d'où il vient, aide à comprendre son art. En suivant cette intuition, Thierry Bellefroid a rencontré les témoins de l'éclosion d'un homme et de son oeuvre : amis de longue date, auteurs, éditeurs, musiciens, membres de la fratrie et de la famille, compagnes. Ce livre met en lumière l'aspect intemporel du travail de Comès, son souci de mise en avant des marginaux et ses interrogations existentielles. Le monde rural, la nature et la sorcellerie ne sont toutefois pas occultés. Son meilleur ami Hugo Pratt et ses complices du magazine (À Suivre) - José Muñoz ou François Schuiten -, permettent de comprendre, entre autres,…