Loulou et Nana vivent seules avec leur mère dans un petit pavillon de campagne. C’est les vacances, l’ambiance est au désoeuvrement général. Les journées s’organisent au rythme des repas et le gros des interactions se déroule autour de la table du salon. À l’exception du petit copain de Nana, l’unique présence masculine c’est « Chacha », le chat de la maison.
Attention, il ne s’agit pas de n’importe quel animal de compagnie, c’est un félin doué d’expression. En aparté, il peut comprendre et communiquer avec Nana.
Mais ce n’est pas la seule à personnifier la petite bête, toutes les trois entretiennent avec lui une relation pour le moins ambigüe faite de jalousie et de convoitise. La légère mesquinerie du matou va bientôt attiser crispations et suspicions au sein de la maisonnée. Gratin de chat figure de manière audacieuse les préoccupations adolescentes et familiales à travers le portrait d’une mère et de ces deux filles. Dans ce récit où les non-dits submergent les personnages, la parole se révèle plus que jamais essentielle.
Autrice de Gratin de chat
Au point de départ du récit, une situation très banale : dans une famille vivant à la campagne, une mère et ses deux filles ont adopté un chat. Surnommé alternativement « le chat », « chacha » ou « chatassse », le félin va occuper une place de plus en plus déterminante dans la vie familiale, à tel point qu’une assiette et un siège lui sont parfois réservés lors des repas. Pris en tenaille entre la sœur qui l’adore et celle qui le déteste, le petit animal à figure presque humaine cristallise les rancœurs, frustrations et désamours de la constellation familiale. Et ce, pendant que la mère aimante (trop aimante ?) surinvestit sa relation avec le chat, qu’on découvre au fil de l’histoire doté de la parole (à moins que ça ne…
Darwin, Dieu, tout et n’importe quoi
Le dessinateur Pierre Kroll et la philosophe Vinciane Despret signent aux éditions Les Arènes une collaboration enthousiasmante dans laquelle dialoguent Dieu et Darwin autour d’une série d’excentricités biologiques qui amènent à questionner des principes qui semblaient, jusqu’alors, évidents. Observées tant chez des végétaux que chez des animaux, ces curiosités sont autant de fun facts qui fonctionnent comme points d’entrée vers des théories biologiques complexes. Tout en adoptant le ton joyeux et la fluidité intellectuelle qu’on lui connaît, Vinciane Despret déjoue une multitude de biais embarrassant notre manière d’appréhender les vies autres qu’humaines – fun facts dont la substance apparaît brillamment transcrite dans les dessins de Pierre Kroll en ouverture de chaque séquence. Sous les atours de la vulgarisation scientifique, il s’agit avant tout de rompre avec le modèle déterministe d’un « grand horloger » qui veut que tout soit là pour une raison, que les vivants soient des rouages plus que des individus – et ainsi mettre en lumière tout ce qui échappe à cette logique de l’immuabilité. C’est ainsi qu’on apprend, par exemple, que la paléontologie a fait dérailler le créationnisme : on retrouve des fossiles, ce qui signifie que des espèces ont disparu et que l’éminente bonté de Dieu ne garantit donc pas la permanence de ceux dont il serait le créateur. On apprend que les chiens sont les alliés diplomatiques de Darwin dans son opération « pilule amère » : construire de la ressemblance entre les humains et les autres animaux. Ou encore que les zoos déculturent les animaux (J. Harrod) en ne leur fournissant pas un environnement propice à l’épanouissement de leur vie sociale, résultant en des comportements « contre-nature » (qui rendent, par la même, caduque la vocation soi-disant pédagogique de ces lieux) : incapables de communiquer, les animaux perdent leurs rituels. On apprend surtout que la nature fait constamment mentir la « morale bourgeoise de l’évolution » en étant excentrique, exubérante et non pas fidèle à un principe premier de sobriété et d’économie. Elle remet en cause les constructions sur lesquelles sont basées les genres, questionne la notion de « progrès » qui se terre dans l’idée d’ « évolution » à laquelle Darwin préférait déjà la formule « d’ascendance avec modification ». L’inversion de l’histoire est intéressante, ne fut-ce que parce qu’elle déjoue habilement notre incorrigible tendance à nous [les humains] accorder toutes les initiatives et l’exclusivité de la maîtrise de l’action. Despret déplie en particulier le principe d’ exaptation et celui de coévolution. L’un demande de penser en termes d’usages plutôt que d’utilité, l’autre replace au cœur de l’évolution les rapports sociaux et la capacité des animaux à formuler des choix, à manifester des goûts personnels dont résultent la pérennisation de certains traits biologiques – l’évolution comme réponse à une expérience profondément sociale, esthétique, sensible. « La beauté en elle-même pourrait jouer un rôle dans l’évolution ». Car les animaux ne sont pas seulement mus par la compétition : ils ont d’autres intérêts que la survie pure, ils ont une vie sociale, des préférences, une capacité à agir – qu’ils exercent jusqu’à leur génome.Repenser les relations requiert aussi un changement terminologique : à la lumière de découvertes scientifiques essentielles qui émaillent, ces dernières années, les champs de la biologie et de l’éthologie, nombreux sont désormais les chercheurs et chercheuses qui préfèrent, à « parasitisme », le terme « mutualisme ». Il s’agit de changer de paradigme en changeant de langage, tel que le fait le chercheur Stephen Jay Gould en réfutant l’utilisation du champ sémantique de la guerre, de la conquête, pour parler des interactions animales ; un processus comparable à celui mis en place par l’autrice Ursula K. Le Guin dans l’article intitulé La théorie de la fiction-panier , dans lequel elle développe la très belle idée que le premier outil n’était pas une arme, mais un contenant. Dieu, Darwin, tout et n’importe quoi transmet avec limpidité et humour une perspective désirable sur la manière dont nous appréhendons les modes d’existences des autres animaux, tant au niveau de la recherche que du quotidien. Il faut, pour cela, chercher du côté de la fragilité, des liens, de la beauté, et des énigmes qui donnent à penser. Louise Van Brabant Plus d’information Imaginons que Dieu s’obstine à vouloir penser qu’il a créé le monde et que Darwin s’efforce de le convaincre que ce n’est pas vrai. Comment Dieu pourrait-il lui expliquer que le travail ait été parfois à ce point bâclé ? Le bernard-l’ermite doit se débrouiller sans coquille, l’élan d’Irlande n’a pas survécu, les paons sont vraiment trop voyants. Sans compter toutes ces bizarreries : des wom-bats qui défèquent des cubes, des gazelles qui cabriolent en présence du lion, des rats qui font des avances aux chats, des ornithorynques qui semblent avoir mélangé les espèces ou des plantes carnivores qui s’acoquinent avec des chauves-souris. Sans compter tous ces comportements franchement contraires à la morale, les mensonges, les ruses, les vols et bien d’autres turpitudes. Et si toutes ces créatures témoignaient de l’invraisemblable inventivité de la vie, qui essaye, qui risque, qui rate, qui réussit, qui recommence. Narrant toutes ces histoires qui ont constitué autant d’énigmes pour les biologistes, Vinciane Despret et Pierre Kroll s’inclinent, avec autant d’humour que d’admiration, devant la richesse et la très grande diversité des expérimentations dont font montre…
Thierry BELLEFROID , Comès. D’Ombre et de Silence , Casterman, 2020, 145 p., 29 € / ePub : 19.99 € , ISBN : 978-2-203-18379-7Corbeaux, chouettes, chats, homme-cerf, paysages enneigés, personnages marginaux anguleux, rites d’initiation, génie du silence graphique mettant en scène la Bataille des Ardennes, les sombres conflits entre villageois, la mise à mort des êtres différents… Quarante ans après la parution de l’album Silence , le chef-d’œuvre de Comès , à l’occasion de la souveraine exposition Comès au musée BELvue à Bruxelles dont il est le co-commissaire avec Éric Dubois, Thierry Bellefroid consacre un essai magistral à ce créateur hors norme décédé en 2013. Que l’œuvre de Dieter Comès né en 1942 à Sourbrodt dans les cantons de l’Est se doive d’être lue à partir de l’existence de ce maître absolu de la bande dessinée belge, Thierry Bellefroid le déploie avec passion et finesse. Au fil des pages rythmées par les dessins de Comès, l’ouvrage nous immerge dans un univers hanté par le non-dit, les forces invisibles, le surnaturel, la magie des forêts, le climat fantastique. Du Dieu vivant (1974) au Dix de der (2006) , Comès créera onze albums évoluant d’un style virtuose, en phase avec les couleurs psychédéliques des seventies, proche de Philippe Druillet, à la décantation de formes menant de l’archipel de la couleur à l’alchimie du noir et blanc dont Comès est l’un des sorciers incontestés. Après les femmes-fleurs, les hommes-papillons, les voyages galactiques d’un space opera initiatique truffé de références cabalistiques, Comès qui fut aussi musicien de jazz, percussionniste, emprunte un premier tournant esthétique avec L’ombre du corbeau qui évoque, comme il le fera dans son dernier album Dix de der , la guerre 14-18 qui fit rage dans les Ardennes. Sous l’influence d’Hugo Pratt avec qui il nouera une fidèle amitié, son style s’épure. Après Tardi, il raconte les tranchées, la boucherie du front. Dans un climat fantastique, confronté à des incarnations de la mort, un soldat allemand erre dans les limbes. Comès y tente une nouvelle grammaire, s’accommodant une fois de plus de la contrainte de la couleur mais décidant d’innover ailleurs, dans la mise en scène, dans l’architecture de la page, dans la rythmique .Thierry Bellefroid analyse la nature du virage, expose l’importation de la grammaire du cinéma dans la bande dessinée (panoramique, zoom avant, zoom arrière…), la synthèse des arts que produit l’artiste. Comès allie les instruments du cinéma à la narration graphique, mais, par-dessus tout, il explore les vertus du silence, ce silence des planches avec cases muettes qui l’a fasciné chez Hugo Pratt, ce passage à l’Œuvre au noir et au blanc qui renvoie au silence de son enfance marquée par la guerre, au père germanophone enrôlé dans l’armée allemande, à son mutisme lors de son retour du front russe. Coup de maître en 1980 avec Silence , une fable poétique sur fond de paysages ardennais, autour de Silence, un jeune homme à part, muet, déclaré attardé, au regard reptilien, proche des animaux qu’il magnétise, en butte à la méchanceté d’Abel Mauvy qui l’exploite. Amour interdit avec la sorcière, violence des villageois à l’égard de ceux qui sont différents — Silence, les gitans, les nains… —, arcanes révélant les voies de passage entre la vie et la mort… Silence, l’exclu du langage, soulève une œuvre qui explore des formes d’échange non verbales, mystiques, animistes.L’empreinte du mystère, des dissociations de la personnalité, de notre part sauvage muselée par la société, des fantasmes, de l’onirisme domine La belette , le thriller psychologique Eva sur lequel planent les ombres de Hitchcock, de Klaus Nomi, L’arbre-cœur soulevé par des audaces graphiques qui réinventent le style… Comès ne nous parle pas de sorcellerie, d’envoûtements, de magie noire dans des campagnes reculées : magicien, il accomplit graphiquement des rites incantatoires, des sortilèges, s’attachant à des êtres en marge du système, plus proches du monde animal, végétal, minéral que de la société des humains qui les rejette.Magnifique voyage dans l’univers de Comès, Comès. D’Ombre et de Silence convoque aussi les témoignages de personnes qui l’ont connu, Hugues Hausman, François Schuiten, Benoît Peeters, Didier Platteau, Micheline Garsou, Christophe Chabouté… Le livre refermé, on rêve que, sept ans après la mort de Comès, le scénario de La maison où rêvent les arbres se concrétise : « Un jour, les arbres se révoltent contre l’homme et leurs rêves engendrent des ptérodactyles, des crocodiles, qui agressent l’homme parce qu’il a rejeté la communion qui le liait à la nature, l’homme a rejeté la mémoire du bois. Les livres commencent à rejeter l’encre ».À l’occasion de l’exposition Comès. D’Ombre et de Silence au musée BELvue (jusqu’au 3 janvier 2021, Fonds Comès de la Fondation Roi Baudouin), Casterman publie Ergün l’errant (réunissant ses deux premiers albums Le dieu vivant et Le maître des ténèbres ), Comès, les romans noir et blanc, 1976-1984, Comès, les romans noir et blanc, 1987-2006. Véronique Bergen Lire Silence ou La Belette, c'est entrer dans un monde où l'on sent qu'auteur et création se confondent. Un monde dont le silence lui-même est une composante essentielle. Comprendre la personnalité de Comès, comprendre d'où il vient, aide à comprendre son art. En suivant cette intuition, Thierry Bellefroid a rencontré les témoins de l'éclosion d'un homme et de son oeuvre : amis de longue date, auteurs, éditeurs, musiciens, membres de la fratrie et de la famille, compagnes. Ce livre met en lumière l'aspect intemporel du travail de Comès, son souci de mise en avant des marginaux et ses interrogations existentielles. Le monde rural, la nature et la sorcellerie ne sont toutefois pas occultés. Son meilleur ami Hugo Pratt et ses complices du magazine (À Suivre) - José Muñoz ou François Schuiten -, permettent de comprendre, entre autres,…