Giuseppe Santoliquido. Le regard sur l’autre



Politologue spécialiste de l’Italie, chroniqueur, essayiste, amoureux de l’Afrique, Giuseppe Santoliquido est aussi romancier et nouvelliste. Ses romans poursuivent une réflexion éthique et sociale sur la place accordée à l’autre dans nos sociétés contemporaines.

Trois romans sont parus à ce jour. L’audition du docteur Fernando Gasparri se situe à Ixelles (Bruxelles) en 1932, dans une période marquée par la crise économique et l’arrivée de réfugiés fuyant l’Italie et l’Espagne où s’installe la dictature. Le docteur Gasparri va être amené à devoir choisir entre l’aide médicale et pratique qu’il apporte aux Guareschi, un couple d’immigrés italiens, et une cause politique qu’il hésite à faire sienne. Voyage corsaire est un roman constitué de nouvelles. Un écrivain rêve et se voit autre dans le miroir ; il rêve ensuite qu’il décrit le voyage en Afrique de Frédéric Verratti qui découvre ce continent, sa beauté et sa magie, mais aussi les enjeux sociaux, politiques et économiques. Des personnages et des situations revenant de nouvelle en nouvelle assurent une forte cohérence romanesque à ce recueil. L’écrivain se réveille de son rêve à la fin du livre, laissant planer l’ambiguïté sur le statut du récit. Dans L’inconnu du parvis, Antoine Comino est garagiste dans une ville industrielle en déclin. Un homme descendant d’une voiture qu’il lui a vendue se suicide devant la mairie, sans que rien ne permette de l’identifier ou de saisir les raisons de son geste. Antoine va tenter de lui donner un nom et de comprendre son acte.

Au départ, il y a donc des hommes, Gasparri, l’écrivain et son personnage Verratti, Comino, très différents mais face aux mêmes interrogations. Tous trois mènent une existence routinière, sans grandes perspectives, malgré leur passion : sa patientèle et un peu de lecture pour Gasparri, l’écriture pour l’écrivain, la restauration d’une vieille voiture pour Antoine. Leur existence sociale se réduit à cette routine qui les coupe des autres.

Chacun va être confronté à un événement apparemment anodin, qui se révélera cependant lourd de conséquences et les fera « basculer ». Pour Gasparri, l’événement est double : le docteur Desforgues va lui proposer de participer à une étude sur les intoxications en milieu industriel, qui lui fait découvrir la misère sanitaire des travailleurs. En même temps, il est amené à soigner une jeune femme, victime d’intoxication, originaire, ainsi que son mari, du même village italien que lui. Pour Verratti, c’est la révélation de l’Afrique qui le fait basculer. Quant à Antoine, c’est le fait d’avoir côtoyé, mais sans l’avoir réellement vu, l’homme qui s’est suicidé et dont le sort lui semble la « funeste représentation de la destinée humaine ».

Dans chaque livre revient la question du rapport à l’autre, à ceux que la vie quotidienne rend invisibles, ceux que personne ne regarde ou plutôt ne veut voir, des fantômes, « comme s’ils étaient des reflets enlaidis de nous-mêmes, des autres « nous » crasseux et misérables dont il faudrait se détourner de peur d’être entraînés dans leurs souffrances ». Les personnages s’ouvrent alors à la découverte de l’autre. La question se pose en termes éthiques et moraux : jusqu’où est-on responsable et, peut-être même, coupable de la situation de ceux que la vie nous fait côtoyer ? Le basculement pour les personnages des trois romans va consister en la prise de conscience d’un déficit d’humanité. Ils posent alors enfin des actes qui vont changer profondément leur vision du monde.

Mais c’est aussi et surtout à eux-mêmes que les personnages sont confrontés, dans des formes variées de dédoublement, avec un sentiment d’étrangeté à soi-même. Cela se manifeste plus particulièrement chez l’écrivain de Voyage corsaire qui se voit littéralement autre avant de passer dans le personnage de Verratti, mais cela apparaît aussi chez Antoine Comino et chez Gasparri.

L’exil de l’enfance
Ce sentiment d’étrangeté à soi-même se constate prioritairement dans les souvenirs liés à l’enfance. Les héros des trois romans ont vécu la même expérience difficile de l’émigration depuis leur village natal d’Italie, de l’arrivée en Belgique avec peu de ressources, des années de galère, avant de se rendre compte que, le temps ayant passé, les rêves n’ont pas eu l’occasion de se réaliser. Pourtant, plus qu’une douleur, le rappel de l’enfance est avant tout une joie, un plaisir qui rassure et donne une force dans la période de doute et d’interrogation. Gasparri dévale comme un fou un vallon, quelque part en Belgique, qui lui rappelle, vaguement mais suffisamment quand même, ceux où il courait tout jeune ; et c’est après cet épisode anormal au regard de son existence rangée qu’il sera conforté dans ses choix de rupture. Pour Verratti, l’Afrique est d’abord le rappel de la chaleur, des couleurs, des odeurs de l’Italie ; elle est ainsi « une forme de retour à soi », ressuscitant « un sentiment premier, originel », et deviendra par la suite une expérience nouvelle. C’est le souvenir du village natal qui permet à Antoine de rendre présent à son esprit la déréliction de ceux qui arrivent. Giuseppe Santoliquido fait sienne la formule de Lionel Trouillot qui dit que le premier exil, c’est celui qui sépare de l’enfance.

L’enfance, c’est d’abord un paysage, presque toujours le même au long des trois romans : un paysage de collines, de petits villages ruraux, dont les couleurs, les odeurs, la chaleur sont les caractéristiques. La nature est ainsi un élément structurant de la personnalité. C’est face à un paysage et une expérience de nature, pas nécessairement mais souvent, proche du paysage italien que les personnages ont confirmation d’une vérité sur eux-mêmes qui les rend alors disposés à entrer en réelle communication avec l’autre.

De façon générale, les décors sont déterminants chez Santoliquido, qui les décrit avec soin : le paysage idyllique de l’enfance, mais aussi les rues d’Ixelles que parcourt Gasparri, décor urbain chaleureux, ou, à l’inverse, les quartiers déshérités de la ville industrielle ravagée dans L’inconnu du parvis. Un panneau planté depuis dix ans au bord d’un terrain vague annonce ironiquement « Ici se construit l’avenir ». Le décor africain fait alterner une nature d’une beauté surprenante et des contextes périurbains où la misère économique et sociale se donne à voir.

Essentielle aussi dans la démarche esthétique de G. Santoliquido est la préoccupation sociale et politique. L’audition du docteur Fernando Gasparri décrit la crise économique du début des années trente et les révoltes sociales durement réprimées, spécialement dans le Hainaut ; l’auteur en montre les causes lointaines et proches (sans didactisme pesant), les contradictions de la lutte syndicale, la montée du racisme, la répression policière brutale à l’égard des réfugiés fuyant la violence du régime fasciste de Mussolini. Voyage corsaire résume par le biais de personnages attachants les difficultés auxquelles sont confrontées les nations africaines dont l’indépendance n’est pas si lointaine et où tout est encore à construire. L’auteur crée entre autres un superbe personnage, la veuve d’un dirigeant historique face à un dilemme difficile : faut-il, comme il avait toujours été dit, rester, malgré les impasses économiques et politiques, ou bien partir pour montrer son désaccord quant au devenir du pays, au risque de briser la dynamique qui a fait espérer des millions d’hommes et de provoquer par son départ les troubles sociaux du désespoir ? Katsi et Mika, dans L’inconnu du parvis, sont deux de ces réfugiés qui fuient la misère et la répression et que les sociétés occidentales font semblant d’accueillir. Giuseppe Santoliquido ne se contente pas de décrire, de faire voir et comprendre, il avertit et dénonce l’indifférence et les injustices.

L’irrationnel
Mais les romans donnent aussi une place importante à une dimension que l’auteur qualifie d’irrationnelle, autant sous l’aspect de la spiritualité et de la religion que de ce qu’il appelle une certaine forme de réalisme magique. Fernando Gasparri est catholique, cela fonde sa perception du monde, entre autres sa ligne de conduite morale, autant que son serment d’Hippocrate. Comment faut-il aider son prochain ? Quelle est la part de liberté que l’on peut se donner par rapport à l’enseignement de l’Église, et cette liberté n’est-elle pas néfaste pour quelqu’un qui, comme lui, doute ? Ce sont des éléments qui influencent directement sa décision et déterminent l’évolution de la narration.

Antoine Comino, quant à lui, fait deux rencontres. Un prêtre qui l’amène à réfléchir sur ses choix. Mais aussi un personnage énigmatique, sorte de clochard céleste, au discours certes quelque peu délirant, mais qui, néanmoins, exprime des choses qui perturbent Antoine. Là aussi, cette rencontre influence directement le sens de son enquête.

Voyage corsaire s’ouvre à la spiritualité africaine. La nouvelle « Totem » raconte la mort d’Okambi, notable d’une communauté rurale. Le vieil homme qui vit ses dernières heures attend la venue de son double, l’animal totémique auquel il a été uni il y a bien longtemps. Au dernier moment, « l’âme du vieil homme enjamba son totem pour s’en aller rejoindre la forêt ». C’est un autre rapport au monde, à l’existence et à la mort qui transparaît là.

Le réalisme magique dont se revendique l’auteur prend l’aspect d’une indécision quant à la réalité. Elle est le plus nettement marquée dans Voyage corsaire. Le statut du récit que constituent les nouvelles reste indéfini. Le livre existe-t-il puisqu’il a été écrit en rêve ? Et qu’il est la remémoration d’un voyage qui n’a jamais eu lieu, influencé par le merveilleux de la réalité africaine (l’étrange mort d’Okambi clôt le récit). Ce livre répète ainsi les figures de l’absence. Le personnage auquel réfère le titre L’inconnu du parvis est bien sûr l’homme qui s’est suicidé sur le parvis de la mairie et reste inconnu. Mais le clochard qui apparaît sur le parvis de l’église reste aussi un inconnu, pour de tout autres raisons. Il introduit des éléments d’irrationalité, mais à quel titre et qui est-il ? La lecture de Feu Mathias Pascal de Pirandello, au moment où le personnage a changé d’identité, débouche sur ce qui s’apparente à un rêve étrange du docteur Gasparri au cours duquel il se voit dans ce qui paraît être un tombeau. Le texte indique simplement qu’il « sortit de sa rêverie », laissant un doute sur l’explication de la scène.

Si les personnages de Santoliquido sont témoins de situations sociales et économiques dures, si un événement d’ordre éthique vient bouleverser leur vie, autre chose encore les requiert et les accompagne dans leur recherche : un livre ou un tableau. La situation est très nette dans L’audition du docteur Fernando Gasparri. Le docteur lit Feu Mathias Pascal de Pirandello. La réflexion sur la notion de liberté y est centrale, puisque Mathias Pascal peut rêver d’être libéré des contraintes sociales car on le croit mort, et il peut mener alors une autre existence. Le livre montre aussi comment une personnalité peut être multiple. La lecture de l’ouvrage accompagne la réflexion de Gasparri sur la liberté que l’on peut prendre par rapport à son être social. Et la nouvelle « Madame Frola et son gendre Monsieur Ponza », toujours de Pirandello, l’amène à réfléchir sur la vérité, puisque « dans cette affaire, chacun détient une vérité qui semble valoir celle de l’autre ». Et c’est sans doute là un des enjeux majeurs du livre, Gasparri étant confronté à des lectures et des interprétations du réel fortement opposées entre lesquelles il peine à penser.

La situation est autrement complexe dans Voyage corsaire. Le projet même du livre, ainsi que l’affirme G. Santoliquido, réside dans un pendant à Écrits corsaires de Pasolini qui apparaît dans une des nouvelles, « P.P.P. » : un homme qui a toutes les caractéristiques de l’écrivain italien vit isolé dans la forêt camerounaise, tout entier voué à un projet qu’il reprend d’années en années, faire jouer L’Orestie d’Eschyle aux habitants du village. Parce que ce texte d’Eschyle montre l’opposition « entre les Erinyes, déesses de l’irrationnel et des traditions ancestrales, et Athéna, déesse de la raison et de la démocratie ». Pasolini est encore convoqué au début du roman : le narrateur veut écrire le récit de son voyage en Indonésie en s’inspirant du texte que l’auteur italien a rédigé durant son séjour en Inde. Cette nuit-là, il rêve qu’il parvient enfin à trouver le ton, si ce n’est qu’il décrit un voyage en Afrique où il ne s’est jamais rendu et où apparaît ce personnage ressemblant étrangement à Pasolini.

Pour Antoine Comino, il ne s’agit plus d’un livre mais d’un tableau dont il a le sentiment qu’il résume parfaitement sa recherche, tableau non cité (l’œuvre « d’un peintre névrosé, un Danois ou un Norvégien ») représentant une silhouette fendant une foule indifférente.

La littérature et l’art accompagnent donc étroitement les personnages des différents livres, comme des injonctions à leurs interrogations. Cela reflète une préoccupation personnelle de Giuseppe Santoliquido, celle de rendre accessibles à tous la littérature et la peinture.

Les trois romans sont composés de manière très différente. Le premier se présente comme une élaboration à partir d’un procès-verbal d’audition. D’emblée donc, le lecteur anticipe le fait que le récit qu’il lit va déboucher au final sur une intervention policière. De quelle façon, pour quels motifs, cela restera non dit. L’auteur multiplie les marques du procès-verbal, « Le docteur déclara… », pour terminer par cette formule loin d’être anodine : le docteur « déclara qu’il n’avait plus rien à déclarer ». Par contre, le policier interlocuteur de Gasparri n’est jamais mentionné et ne laisse aucune trace dans l’énonciation, destinataire fantôme des complexes explications du médecin. Voyage corsaire est un roman constitué de nouvelles, où la récurrence de personnages et de situations assure une cohérence d’ensemble, et qui joue du contraste entre la description précise et prenante de l’Afrique et l’ambiguïté de ces souvenirs d’un voyage inexistant. L’inconnu du parvis peut se comprendre d’abord comme un polar : Antoine essaye de comprendre et mène pour ce faire une véritable enquête, mais sans les moyens de la police. À plusieurs reprises des éléments laissent entendre qu’il peut être dangereux de poursuivre ces investigations, accréditant l’hypothèse d’une interprétation de type policier. Mais petit à petit la recherche d’Antoine change complètement de nature et devient une quête humaine et spirituelle.

Ce qui marque avant tout dans la démarche de Giuseppe Santoliquido, c’est son exigence éthique qu’il fonde sur une description sociale sans concession, dont témoignent les doutes de ses personnages, communs mais tellement attachants. Et dans une forme littéraire qui se renouvelle de roman en roman.

Joseph Duhamel


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