Auteur de En 1939, l’Amérique commence à Bordeaux. Lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte (1938-1980)
Marguerite Yourcenar était une épistolière prolixe. L’époque, ses nombreux voyages, sa vie d’exilée sur son île états-unienne étaient propices à la correspondance. Nombre de ses lettres ont déjà paru en volume[1], il en paraît encore et probablement qu’il en paraîtra davantage quand ses archives, tenues secrètes jusqu’en 2037, selon sa volonté de fer, seront enfin dévoilées. Volonté de fer : Yourcenar blindait sa correspondance comme son œuvre. Ses lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte « n’ont pas été déposées par l’écrivaine dans les archives de la bibliothèque Houghton avec les correspondances destinées d’emblée à la postérité », comme le rappellent Elyane Dezon-Jones et Michèle Sarde, dans l’avant-propos. D’ordinaire, Yourcenar…
Dans ce quatrième volume de correspondance couvrant les années 1964-1967, la voix de Yourcenar explore principalement trois directions : des réflexions éblouissantes sur ses œuvres en cours ( L’œuvre au noir , son étude et ses traductions des Negro Spirituals dans Fleuve profond, sombre rivière , son anthologie La couronne et la lyre ), ses conflits juridiques avec Plon, ses combats environnementalistes, son pessimisme face à l’évolution du monde. D’emblée, frappe la hauteur de vue, ce regard yourcenarien qui décèle l’intelligibilité du tout dans un détail et perçoit dans les grands mouvements historiques et géologiques les bruissements du temps et de l’éternité. Adressées à des écrivains — Georges Sion, Alain Bosquet, Natalie Barney, Hortense Flexner… —, à ses avocats, ses éditeurs — Plon, Gallimard —, des admirateurs, des membres de sa famille de Crayencour, les lettres reflètent la « vie immobile » que traverse l’écrivain résidant à Mont Désert. En un parallélisme éloquent, la période des années 1964-1967 fait écho à la deuxième partie de L’œuvre au noir , « la vie immobile ». L’on peut voir en Zénon un double, un portrait en creux de Yourcenar. Leurs cheminements sont, en effet, convergents. Aux trois parties de L’œuvre au noir (La vie errante, La vie immobile, La prison) correspondent dans la vie de Yourcenar ces mêmes scansions. Chez l’un et l’autre, une quatrième étape advient, placée sous le signe de la libération intérieure.La correspondance de Marguerite Yourcenar entre 1964 et 1967 nous raconte l’aventure passionnante d’un livre à la fois victime et bénéficiaire des «extraordinaires carambolages du hasard et du choix» : L’Œuvre au Noir . S’y déroule aussi, au jour le jour, l’histoire de la publication d’un ouvrage dont l’idée remonte au tout premier voyage de 1937, avec Grace Frick, dans le sud des États-Unis : le recueil des Negro Spirituals qui constituent Fleuve profond, sombre rivière . La question de la traduction est omniprésente dans les lettres car elle concerne aussi la préparation de La Couronne et la Lyre , «genre Fleuve profond , mais il s’agit cette fois de poètes grecs». Ces années marquent le début d’une vie immobile à Petite Plaisance, hormis un voyage en Europe, notamment à Auschwitz, où peu à peu se forge le pessimisme qui prévaudra dans L’Œuvre au Noir , «pendant des Mémoires d’Hadrien et leur entier contraire». La dynamique de l’écriture épistolaire de Marguerite Yourcenar a été respectée au plus près avec ses anglicismes, ses flottements sur les noms de lieux et de personnes, ses apories,…