En 1950, à peine âgée de vingt ans, Inge Schneid débarque au Congo belge pour rejoindre son mari, Charles, alors jeune employé de la Forminière, une importante société minière. Après un voyage en avion éprouvant et une traversée du pays, elle rejoint la région du Kasaï, réputée pour ses mines de diamants. Inge fait la connaissance d’un pays encore entièrement aux mains des Belges et des Européens. La chaleur suffocante, l’humidité ambiante, les Congolais, les villages isolés, les plaines arides, les denses forêts… tout est neuf pour elle. Elle découvre la vie de colon, ses avantages et ses inconvénients. Leur quotidien semble paisible à cette époque-là : les familles bénéficient chacune de l’aide de plusieurs boys, les femmes passent le plus clair…
L’endroit défriché par le fou : Carnets d’une Côte d’Or
L’endroit défriché par le fou : quel titre étrange ! C’est ainsi que le Romains auraient appelé Sclessin, Scloeticinus , où le narrateur a grandi. Quant aux Carnets d’une Côte d’Or , ils font référence à la rue où vécut sa famille. La Belgique est terre de comédiens et de comédiennes. Parmi ces nombreux artistes, Christian Crahay n’est pas le moindre. Il a travaillé aux côtés de Lucas Belvaux, Jean-Pierre et Luc Dardenne, Peter Brook, Isabelle Pousseur, Benno Besson, Kore-Eda Hirokazu, Chantal Akerman, Adrian Brine pour n’en citer que quelques-unꞏeꞏs. Ce que le public ignorait, c’est qu’il avait également un talent de plumes, comme le révèle L’endroit défriché par le fou . Ce livre est l’évocation sensible de la vie du comédien, à peine déguisée, à travers des notes et des esquisses où il revisite notamment Liège et en particulier Sclessin. Comme l’auteur, son narrateur, Victor, est comédien et passe par les lieux qui l’ont formé. Mais il met surtout en scène une incroyable galerie de personnages dont on devine qu’ils ont dû être proches de Christian Crahay. On pense à l’oncle José, fossoyeur surnommé Tati Cimetière, qui s’est constitué une belle cave à vins dans les sépultures. Il y a aussi le père, Fernand, architecte, qui fut nommé citoyen courageux pour s’être jeté dans la Meuse depuis le Pont d’Ougrée afin de sauver un désespéré. Dans l’orbe familial, il y a aussi la grand-mère Fernande, une féministe avant l’heure, qui officia bénévolement comme écrivaine publique, donna des cours de français aux travailleurs étrangers, fonda le magazine L’action parallèle en 1936, imagina dans un manifeste la Journée internationale des devoirs des hommes, entendez à l’égard des femmes. Elle trouva notamment son inspiration auprès de Lucie Dejardin, hiercheuse de fond durant son enfance qui deviendra la première femme députée socialiste à la Chambre en 1929.À travers des évocations intimistes, écrites avec tendresse, c’est donc aussi un regard décalé sur la Belgique que proposent ces textes. C’est ainsi quel’auteur/narrateur se souvient qu’il a été comédien dans le film de Raoul Peck consacré à l’assassinat de Patrice Lumumba. Tout en citant le discours d’Indépendance prononcé le 30 juin 1960 par le tout jeune premier ministre qui mérite d’être lu et relu, Christian Crahay dénonce clairement le rôle joué par les autorités belges dans l’élimination de cet homme élu par la population congolaise.L’ensemble du livre est empreint d’émotions et de nostalgie, à travers des évocations de la cité ardente et notamment de sa gastronomie avec quelques recettes typiques reprises à la fin de l’ouvrage, sans oublier « les lacquemants, pas lacquements ni laquemants, mais lackmants, ou peut-être lakements, enfin comme vous voudrez . » Michel Torrekens Au commencement, il y a Sclessin, Scloeticinus, ou l’endroit défriché par le fou, comme l’appelaient les Romains. Et il y a le père, dont la prospérité et le déclin incarnent le sort de cette banlieue liégeoise, aujourd’hui sinistrée, au passé industriel prestigieux. Revenu sur le tard habiter le quartier de son enfance, Victor, le fils, comédien, remonte le temps, poussé par le besoin de comprendre un homme attachant…
L’héritage de Paladin. La générosité des morts est souvent ignorée
Publié chez Altura, jeune maison d’édition liégeoise, ce sixième roman de Franca Doura parcourt la généalogie d’un homme et une histoire familiale où l’art, la musique mais aussi la peinture, tiennent une part singulière. Cet arbre généalogique aux multiples ramifications remonte à Charles Rogier, figure historique s’il en est, révolutionnaire de 1830, lointain ancêtre sans descendance officielle pourtant, et dont la table en acajou sur laquelle a été signé l’acte d’indépendance de la Belgique en 1830 va sinuer au fil du roman chez différents descendants. La grande Histoire nourrit dès l’entame l’histoire familiale de ce Paladin mentionné dans le titre. Car si un tableau avec le portrait de Charles Rogier ouvre le roman, c’est Edouard Radoux-Rogier, ledit Paladin, qui sert de fil rouge aux différents récits qui suivent. Le roman démarre suite à son décès inopiné à 49 ans et à la volonté de la narratrice, son épouse, de lui rendre hommage ainsi qu’à tous ces morts dont la générosité est souvent ignorée, ainsi que le précise joliment le sous-titre. Cette épouse – on suppute qu’il s’agit de Franca Doura elle-même – se fait appeler la femme qui sonde dans le roman. L’expression lui convient parfaitement. Elle se livre à un vrai travail d’archéologie familiale pour tenter de dire la vérité de tous ses personnages à travers les légendes, les rumeurs, les déformations du temps, les mythes, les hontes tues et surtout les secrets que connaissent toutes les familles et peut-être davantage encore celles avec des personnalités d’envergure. Cette enquête intime se fonde notamment sur diverses archives comme celles de la bibliothèque Ulysse Capitaine, du Musée Grétry ou du Conservatoire royal de Liège. Elle est aussi nourrie de confidences parfois intimes qui nous situent au cœur des êtres, singulièrement de Paladin dont la vie fut tout sauf un long fleuve tranquille, déchirée qu’elle fut par des passages en sanatorium ou les actes barbares et criminels commis par un prêtre.La famille Radoux, qui accola définitivement à son patronyme celui de Rogier en mémoire du grand Charles, est revisitée en long et en large et parfois à la marge à travers six générations. On saura gré à l’autrice (ou à l’éditrice) de nous avoir fourni deux arbres généalogiques, il n’en fallait pas moins, pour nous y retrouver dans cet écheveau. On n’a pas manqué de les consulter à maintes reprises au cours de la lecture, ce qui peut être fastidieux. Six générations et même une septième, la dernière, absente des arbres, mais bien présente dans le roman : celle du fils et de la fille d’Edouard Radoux-Rogier qui ont avec leur père des dialogues réguliers comme s’il et elle le prenaient à témoin des différents épisodes qui nous sont racontés et attendaient de lui son éclairage. Ces passages apportent une saveur particulière au déroulé de l’histoire. Le livre, ample, réserve de multiples surprises comme cet épisode qui relate le tournage dans la maison familiale d’une scène parmi les plus violentes du film C’est arrivé près de chez nous .Impossible, on l’aura compris, de résumer pareille saga familiale. Outre Paladin, mentionnons néanmoins trois personnages centraux. Il y a son père Jean, dit « le borgne », la plupart des personnages étant en effet affublés d’un surnom qui permet de les identifier plus facilement. Blessé au Stalag de Poméranie, souvent endetté, esprit torturé, il marque un tournant dans une lignée où l’excellence artistique fut de mise. Elle remonte en particulier au compositeur Jean-Théodore Radoux qui a marqué la vie musicale à Liège et au-delà. Son fils s’inscrira résolument dans ses pas. Sa fille Marguerite (1873-1943) choisira pour sa part d’exercer et d’exceller dans le domaine de la peinture. L’autrice assume de lui donner le titre de « peintresse », décrit la forte personnalité de l’artiste qui divorça en 1899, fut volontaire à la Croix-Rouge et se réalisa dans le domaine des arts à une époque où les femmes étaient largement invisibilisées.Au-delà des faits, Franca Doura propose à plusieurs reprises de s’interroger sur les empreintes d’une ascendance, sur les transmissions familiales invisibles, dans ce qu’elles peuvent avoir de prodigieux ou de tragiques, sur les ruptures générationnelles. Ces parties offrent au lecteur un miroir de la place qu’a pu occuper son ascendance dans sa propre existence.…