Il y a dans Béril en bataille une étrange dilatation du monde. Comme lorsqu’on revient, adulte, dans un lieu de son enfance : les murs qu’on croyait immenses se sont rétrécis, les arbres touchent moins le ciel. Le livre tout entier semble se loger dans cet écart de perception, entre ce qu’on voyait enfant et ce qu’on comprend en grandissant.
Ce déplacement du regard, cette gymnastique du point de vue, Adèle Maury en fait la matière même de son livre.
Dès les premières pages, Adèle Maury nous emmène dans une petite ferme familiale, celle du père de Béril, où l’on fabrique du fromage de chèvre. Pas besoin de coordonnées géographiques : le lieu tient dans la lumière d’une cuisine, le déplacement des pots de lait, l’animation de l’étable. La mère, elle, semble absente du décor. Cette absence crée un espace flottant, presque hors du temps, où le regard de l’enfant peut se déployer librement. Tout devient affaire de perception : la taille des êtres, la lenteur des heures, la vibration du monde. La beauté de Béril en bataille réside dans ce jeu d’échelle sans cesse renouvelé : s’installer à hauteur d’enfant, grandir avec lui, puis regarder le monde changer de forme à mesure qu’il grandit. Ce qui, d’abord, avait la taille d’un géant se révèle finalement ordinaire. Ce qui semblait anodin devient immense.
Adèle Maury parvient à animer les jeux de l’enfance et à faire dialoguer les mondes imaginaires avec les surgissements du réel qui ponctuent la croissance de Béril. Ces allers- retours sont portés par une grande maîtrise de la couleur, qui diffuse une lumière douce, presque tactile. Les gestes répétés, les rituels entre les personnages installent une atmosphère d’intimité et de continuité, comme une présence discrète.
Le récit foisonne de compagnons de vie : une “babysitteur” nommée Mireille qui n’est autre qu’une chèvre friande de papier, attentive aux livres malgré elle. Les deux meilleurs amis de Béril : Coltaire un lièvre qui fausse toute partie de course ou de colin-maillard et Anour la coccinelle avec tous ses pois. Chacun des personnages évolue à son propre rythme : ici, le temps ne s’écoule pas de la même façon pour tous. L’autrice explore ces décalages avec empathie et humour, restituant la manière dont un enfant découvre le monde : entre complicité, curiosité et heurts du réel. Le don de parler aux animaux surgit, s’efface, revient selon que Béril est prêt à entendre ou non : “Mais tu parles à nouveau ? C’est toi qui écoutes à nouveau, tu veux dire.”
Sous la légèreté apparente du récit, une émotion plus profonde affleure : celle d’un manque. L’absence maternelle est comblée par d’autres alliances, la construction d’alter ego et un monde intérieur en expansion. L’enfant apprend à questionner l’ordre des choses, à faire place au temps, à vivre le deuil à sa propre échelle : la vie d’une coccinelle n’a pas la même durée que celle d’un petit garçon.
Grandir, c’est alors accepter de perdre, de transmettre, parfois de reprendre des responsabilités que l’on n’a pas choisies. C’est aussi, peut-être, réinventer une liberté : celle de continuer à parler avec les animaux, du moins tant qu’on écoute vraiment.
Romane Armand