Le fantastique en Belgique

 © Romain Renard

Doit-on parler de fantastique belge ou de fantastique en Belgique ? Autrement dit, y a-t-il suffisamment de caractères propres à ce qui s’écrit en Belgique dans l’esprit de la littérature de l’étrange pour que l’on puisse la distinguer de ce qui se fait dans les domaines littéraires étrangers ? Et le genre est-il significativement plus représenté en Belgique ? La question divise les commentateurs.

Convenons ici d’une définition minimale : le fantastique est un art à la limite du réalisme, où se pose la question du surnaturel, celui-ci intervenant dans le réel le plus souvent de façon terrible. Une hésitation du personnage et du lecteur quant au sens des événements est un autre critère déterminant.

 

Affiche de l’exposition Fantastique Jean Ray, en 2019 à la Maison Autrique | © E. Schréder – Maison Autrique

Comment expliquer l’efflorescence du genre en Belgique ? Certains pointent la situation particulière de l’institution littéraire belge, en périphérie du domaine français. Ne pouvant pas prétendre facilement à une place dans les genres et les pratiques reconnues comme légitimes en France, les créateurs belges se seraient tournés vers des genres à moins grande légitimité et moins valorisés, comme le fantastique ou la littérature policière. Néanmoins, cette affirmation, si elle paraît en partie fondée, doit être relativisée, car elle ne prend pas en compte que la plupart des écrivains ne se sont pas illustrés que dans le fantastique. Cette tendance serait renforcée par le fait que le Belge et singulièrement l’écrivain vit un problème d’identité qui l’empêcherait de s’affirmer légitimement. Il est vrai que la question de l’identité nationale et culturelle se pose avec insistance jusqu’à nos jours et le questionnement sur l’identité est central dans le fantastique. Des commentateurs insistent en outre sur le fait qu’un certain nombre d’écrivains de l’étrange sont des Flamands francophones ou sont marqués par la culture flamande, accentuant cette fragilité identitaire.

 

AVANT LE FANTASTIQUE

S’épanouissant au XXe siècle, le fantastique est relativement tardif en Belgique, par rapport à la France ou au domaine anglo-saxon. Cela s’explique par les conditions de son émergence ; les caractéristiques propres de la vie littéraire belge au XIXe siècle ont joué un rôle dans le développement ultérieur du fantastique.

La fin du XIXe siècle en Belgique voit l’efflorescence d’un riche courant symboliste. Ce symbolisme postule l’existence d’une dimension supérieure, surnaturelle, que l’art doit faire entrevoir. Les symbolistes belges sont fortement influencés par le romantisme allemand et sa propension à la suggestion du surnaturel et du fantastique. Ainsi, Maurice Maeterlinck (1862-1949) évolue de l’évocation suggérée d’une dimension supérieure à la concrétisation de celle-ci qu’il explore par le biais de recherches ésotériques. L’on ne peut cependant pas parler de fantastique, en l’absence d’interaction de cette dimension avec la réalité et de doute sur l’explication.

À la même époque, dans la volonté de contribuer à construire un sentiment d’unité nationale, d’autres écrivains vont s’intéresser au folklore et recueillir le fond légendaire de nos régions. Ces légendes font une large place au merveilleux et aux superstitions, mais ne relèvent pas à proprement parler du fantastique, ces croyances étant acceptées sans qu’elles ne mettent en cause le réel. Elles ont cependant contribué à mettre à la disposition des futurs fantastiqueurs un état d’esprit ainsi que des situations narratives et des thèmes. Elles alimentent aussi une littérature fantastique populaire dont certains écrivains s’inspireront.

Paradoxalement, et c’est là sans doute une réelle spécificité, le réalisme tel qu’il se développe en Belgique va avoir une influence marquante. Dans leur volonté de créer une identité littéraire belge, de nombreux écrivains vont vouloir développer une langue particulière, un français différent de celui pratiqué en France. Cette langue se caractérise par une exubérance verbale, par une propension à l’hyperbole et à l’exagération et par la création d’images fortes. Ces formules pourront être prises au pied de la lettre et ce qui n’était qu’image pourra devenir réalité tangible, ouvrant la voie à une littérature du paroxysme, tant dans la perception que dans l’expression.

Sur ce terreau vont se développer deux façons de concevoir le fantastique, l’un classique, « extérieur », représenté par Jean Ray et l’autre plus intérieur, le « fantastique réel », assumé par Franz Hellens.

 

JEAN RAY ET LE FANTASTIQUE « EXTERIEUR »

Jean Ray (1887-1964) est marqué par les auteurs anglo-saxons, H.-G. Wells, Edgard Allan Poe ou Arthur Conan Doyle, auteurs reconnus pour lesquels le fantastique n’est pas un genre mineur, mais bien une part légitime de leur production ; il est aussi influencé par le « merveilleux scientifique » tel qu’il se développe en France. Il a l’ambition de s’imposer dans le domaine français en proposant un fantastique au niveau littéraire exigeant. En témoigne son premier recueil, Les contes du whisky (1925), où il mène des expériences narratives originales. Le livre est bien accueilli mais une condamnation judiciaire va discréditer l’auteur. S’il connaît deux retours en grâce, dans les années 40 et au début des années 60, il sera cependant toujours contraint de se partager entre une production alimentaire et une production plus littéraire, les deux s’influençant. Il publie sous de nombreux pseudonymes, dont celui de John Flanders. Les années 40 voient la publication de textes majeurs, comme Malpertuis, Le grand Nocturne et Les cercles de l’épouvante.

1943 – Première édition

Son fantastique est qualifié d’« extérieur », c’est-à-dire que le monde réel est brutalement marqué par l’irruption dramatique de manifestations surnaturelles qui se révèlent toujours violentes et terribles. Les personnages, souvent marqués par une culpabilité même légère, ne survivent pas à cette confrontation. Ils doutent autant d’eux-mêmes que de leur vision des manifestations étranges. Mais aussi, les catégories habituelles de la perception sont perturbées : temps et espace sont bouleversés, les distinctions entre humain, animal, végétal et minéral vacillent. Cette confrontation au surréel s’accompagne généralement de sentiments de peur ou d’épouvante, dont Ray fait une sorte de mystique.

Sa conception du fantastique s’appuie également sur des croyances populaires héritées du folklore (les loups-garous, fantômes et autres) et sur des superstitions héritées de la religion catholique (le chapelet, les exorcismes, etc.). Sa vision du monde repose sur l’idée qu’il existe une loi divine supérieure qui interdit de comprendre la dimension surnaturelle et surtout de raconter, sous peine d’un châtiment définitif. Les narrateurs sont donc contraints de mettre en œuvre des procédures pour raconter quand même ce qui ne peut être dit selon le prescrit divin. Jean Ray va ainsi multiplier les variations sur l’acte de dire qui permettent d’éluder la responsabilité du locuteur. Son fantastique comporte aussi un aspect scientifique : il prend en compte de nouvelles théories physiques, telles que celles d’Albert Einstein sur la relativité et l’existence d’une quatrième dimension – qu’il interprète cependant à sa manière. Mais il s’inspire aussi des recherches ésotériques plus spéculatives de Maeterlinck, par exemple, sur la vie de l’espace.

Le style de Jean Ray use de l’hyperbole et de la redondance, s’amusant de mots rares. Cette rhétorique de l’excès cadre cependant parfaitement avec son projet littéraire. Il possède le sens du détail pertinent et, surtout peut-être, il étonne par la très grande richesse et la complexité de ses réseaux d’images qui donnent une épaisseur à ses textes.

Ici, un exemple du style particulier de Jean Ray avec la nouvelle fantastique Le gardien du cimetière (extrait des Contes du Whisky)

Après un éloignement de la scène littéraire suite à ses ennuis judiciaires, Jean Ray resurgit pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les frontières étant coupées avec la France, une production nationale se développe où Ray peut jouer de l’intérêt renouvelé pour le fantastique. Après la guerre, il connaît à nouveau une éclipse avant de resurgir sur le devant de la scène au début des années 1960. Les éditions Marabout créent une collection de textes fantastiques et une dynamique se développe autour de son nom et de la littérature de l’étrange. Plusieurs auteurs belges y sont édités ; si on a parlé à ce moment d’une école belge de l’étrange, peut-être s’agissait-il surtout d’une convergence éditoriale.

Les textes de Jean Ray, édités par Marabout

Jean Ray est sans conteste l’auteur fantastique belge le plus reconnu internationalement, souvent repris dans des anthologies ou cité dans des études. Malgré cette reconnaissance, en partie posthume, son œuvre n’a plus été disponible durant un long temps. Elle est aujourd’hui largement rééditée.

Trop particulier sans doute, Jean Ray n’a pas eu vraiment d’héritier. Seul Thomas Owen, qu’il a protégé à ses débuts, peut lui être rapproché.

 

Le fantastique chez Thomas Owen (1910-2002) repose pour une grande part sur la peur, et ce n’est pas par hasard que Jean Ray insiste sur cet aspect dans sa préface au premier recueil d’Owen. Elle peut surgir à tout moment, d’un évènement insignifiant qui oblige à regarder avec des yeux nouveaux qui se remplissent alors d’effroi. Cette apparition de la peur repose le plus souvent sur une banale transgression dans la loi du quotidien, à l’image du personnage qui désobéit à la consigne pourtant bien légère de ses parents et qui rencontre l’impossible et l’horreur dans l’escalier (« Cérémonial nocturne »).

 

Thomas Owen reprend les grands thèmes classiques (coïncidences tragiques, métamorphoses, vampires, démons) pour les actualiser dans des situations quotidiennes. Il accorde une place déterminante aux animaux, convoquant dans ses textes une faune variée, souvent effrayante, presque toujours tragique ; des liens implicites se créent entre humains et animaux, le destin des uns devenant celui des autres (« Père et fille »).

 

HELLENS ET LE « FANTASTIQUE RÉEL »

Après des livres marqués par le symbolisme et deux ans avant Jean Ray, Franz Hellens (1881-1972) publie un recueil de nouvelles, Réalités fantastiques (1923). Il théorise sa démarche bien plus tard dans l’essai Le fantastique réel (1967)

Le fantastique réél De Franz Hellens

Essai de Franz Hellens sur le fantastique

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Pour lui, l’aspect étrange ou mystérieux auquel le personnage et l’auteur lui-même sont confrontés ne provient pas d’une manifestation extérieure, il se situe au cœur même du réel qui révèle ainsi des failles. Hellens va donc traquer les méandres de la conscience dans sa perception du monde. Point d’entités surnaturelles, ni de diables, parfois des infractions aux lois naturelles, mais qui trouvent leur source dans l’altération de l’expérience du personnage (« Le double », par exemple). Le rêve, très présent chez Hellens, est également un facteur de transformation du réel et d’apparition d’illusions. (Un de ses premiers romans, Mélusine (1920), qui ne relève pas du fantastique repose tout entier sur les modifications de perception dans le rêve.)

Mélusine ou la robe de saphir de Franz Hellens

Son fantastique « intérieur » part du réel pour aboutir au surnaturel. À partir de situations banales, mais où se produit une modification légère et fortuite, ces personnages vont « dériver ». Comme celui qui suit la grand route : « À peine m’y étais-je engagé et déjà égaré ! ». Ils vont alors percevoir des choses inhabituelles et étranges mais qui ne sont finalement que l’émanation d’eux-mêmes. Dans cette optique, le double est essentiel pour Hellens, car cette confrontation révèle une autre vérité à propos de soi-même, qu’il s’agisse d’une part insoupçonnée de soi ou la confrontation à un autre semblable à soi, et que cette manifestation soit réelle ou hallucinatoire. Hellens revisite aussi des thèmes plus classiques en les réinterprétant dans l’optique du fantastique intérieur, tel celui de la réincarnation. Sa manière se caractérise par la création d’atmosphère, marquée par la lente notation des perturbations de la conscience des personnages. Cela débouche cependant souvent sur une tendance à l’hyperbole des sentiments et à l’exagération des descriptions des états d’esprit : les sens exacerbés et les nerfs tendus sont des images récurrentes. Faut-il y voir le signe d’une tendance à la parodie ?

Comme Jean Ray, Franz Hellens n’a pas à proprement parler fait école. Mais peut-être peut on voir un prolongement de sa démarche dans l’efflorescence ultérieure du réalisme magique. On peut néanmoins rapprocher de lui Marcel Thiry.

 

La question du temps taraude Marcel Thiry (1897-1977) à l’image de son roman qui relève plus de la science-fiction, Échec au temps (1945), où il refait l’Histoire, imaginant que Waterloo aurait vu la victoire de Napoléon. Le temps, c’est-à-dire le fragile passage entre passé, présent et futur, est un des thèmes récurrents de ses Nouvelles du Grand Possible (1960). « Simple distance » montre finement la relativité du temps pour des personnes placées dans des situations différentes : le passé de l’une est encore le futur pour une autre. Outre les constructions fines et maîtrisées de ses nouvelles, Thiry se singularise par une langue d’une grande clarté, d’un classicisme très subtil, comme on l’imagine de la part du grand poète qu’il est.

 

DES FIGURES ISOLEES

Surtout connu comme dramaturge, Michel de Ghelderode (1898-1962) a publié, tardivement, un unique recueil de nouvelles fantastiques, Sortilèges et autres contes crépusculaires (1941), où l’on retrouve les thèmes et les obsessions de son théâtre, la familiarité du surnaturel et de l’effroyable, son angoisse du Mal, la présence obsédante de la mort souvent personnifiée, l’apparition du diable, les images de monstruosités et d’engluement.

Sortilèges, édité chez Marabout

S’il est des manifestations potentiellement terrifiantes, elles proviennent d’abord de la perception subjective du personnage narrateur. Celui-ci assiste à une forme de lente concrétisation de sa peur et à la réalisation qu’il croit effective de ses fantasmes ; les monstruosités ne sont pourtant que l’expression de ses obsessions. Si le mannequin de cire de « L’écrivain public » paraît être plus qu’un mannequin, c’est que le narrateur imagine que cette cire dont il était fait « restait une matière étrange » et lui autorisait dès lors toutes les hallucinations. La dimension carnavalesque, familière à Ghelderode, accentue le gigantesque et le monstrueux. Sa langue fait la part belle à l’excès et à l’hyperbole de la laideur. Il apparaît ainsi à la croisée des deux chemins du fantastique. Il s’est lié d’amitié avec Jean Ray à la fin de sa vie, partageant avec lui le goût de l’expression haute en couleurs ainsi qu’un imaginaire marqué par la Flandre. Mais sa conception de l’apparition de l’étrangeté le rapproche du « fantastique réel » d’Hellens.

 

Robert Poulet (1893-1989), dans son premier roman, Handji (1931), part aussi de l’idée que la perturbation du réel vient d’une modification de la conscience. Pour tromper l’ennui de la vie au front, deux officiers imaginent une femme fascinante qui vivrait avec eux. Leur puissance d’évocation et même d’hallucination fait le reste. Peu à peu cette femme semble prendre corps et existence au point d’interférer avec la réalité. Contraint à l’exil pour fait de collaboration, Poulet disparait de la scène littéraire belge.

 

Gérard Prévot (1921-1975) vient tardivement au fantastique et impose une voix originale dans quatre excellents recueils : Le Démon de février (1970), Celui qui venait de partout (1973), La Nuit du Nord (1974) et Le Spectre large (1975).

Gérard Prévot

On a pu qualifier son fantastique de « métaphysique », dans la mesure où priment ses questionnements sur le sens de l’existence ; l’aspect fantastique n’est qu’un moyen particulier de partager autrement ses inquiétudes. Les thématiques reprises à la littérature de l’étrange servent d’abord à illustrer des ambitions, des rêves, des injustices, commis au quotidien. Des personnages approchent la frontière de l’indicible et de l’interdit ; d’autres ne peuvent échapper à une malédiction. Mais certains trouvent à la fréquentation du surnaturel, un apaisement et un sens à leur existence (« L’Horloger de Rumst »). Les nouvelles présentent des destins qui peuvent être sereins même si les personnages sont confrontés à l’inéluctable mouvement vers la mort. L’un d’eux ne dit-il pas : « Je suis mort de cette mort prématurée qu’est la vie » ?

Prévot est aussi un pourfendeur des injustices sociales, de celles faites aux plus faibles, les enfants et ceux accusés à tort. Le manque d’humanité est la faute capitale et amène à devoir rendre des comptes terribles. L’Histoire contemporaine s’invite aussi dans ses textes. Mais Gérard Prévot manie également l’humour, jouant parfois avec les thèmes et les codes du fantastique. Tout cela dans un style sobre, élégant, sans excès de rhétorique, mais avec une manière de dire finement en quelques mots ce qu’il est parfois si difficile de dire : « Cet instant-là était d’une extraordinaire beauté – fait de rien d’ailleurs, de trois fois rien : le passage d’un moment de nuit sur une parcelle du monde » (« L’Horloger de Rumst »).

 

LE FANTASTIQUE AU FÉMININ 

Dans son essai, Le fantastique féminin (1984), Anne Richter constate que les femmes imposent un ton particulier au fantastique et singulièrement en Belgique. Selon elle, « affrontées depuis toujours à l’éternel illogisme des êtres et des choses, elles [les femmes] ont en quelque sorte appris à l’apprivoiser (…) les femmes pénètrent de plain-pied, sans discussion et sans orgueil, dans le surnaturel dont l’existence leur semble constituer, a priori, une incontestable évidence ».

 

Monique Watteau (1929) privilégie la métamorphose et la transgression des distinctions entre humain, végétal et animal. En témoignent les titres de ses livres, La colère végétale (1954), La nuit aux yeux de bête (1956) et L’ange à fourrure (1958).

 

Ce passage d’un règne à l’autre apparaît comme un signe non de déchéance mais de richesse, le vivant pouvant trouver des virtualités dans chacun des règnes. Même si les rencontres tournent parfois en confrontation, par exemple lorsque des fleurs attaquent la femme dans les bras de son amant.

 

Anne Richter (1939-2019) est aussi autrice, fascinée par les animaux et la proximité de ceux-ci avec les humains. Chez elle, le mystère et le surnaturel surviennent sans artifice ni surprise, car ils sont des composantes normales de l’existence humaine et ce serait une perte que de l’ignorer.

 

UNE CERTAINE DISTANCIATION

Le fantastique repose sur la nécessaire adhésion du lecteur. Sans un minimum de disponibilité de la part du lecteur et surtout sans l’acceptation de certains présupposés de base, comme le postulat d’une dimension inconnue et peut-être surnaturelle, le texte fantastique ne produit pas d’effet. Il repose aussi sur un certain nombre de thématiques et de manières de conduire le récit, impliquant en priorité d’insinuer le doute et de laisser l’explication ouverte. Les virtualités du genre ne sont cependant pas infinies ; à un moment, le genre ne possède plus la force de persuasion nécessaire. Des auteurs vont alors être tentés d’utiliser les thèmes et les ressources narratives pour en jouer, pour mettre l’accent sur les codes du genre et les exhiber dans un but qui n’est cependant pas que ludique.

 

C’est le cas de Marcel Mariën (1920-1993), une des figures de proue du surréalisme littéraire en Belgique, grand pourfendeur d’idées reçues, grand critique de tous les systèmes de pensée. Le fantastique lui apparaît comme un grand réservoir de croyances et de thèmes divers, de lieux communs qu’il va démonter et revivifier, dans son seul recueil fantastique, Les fantômes du château de cartes (1981), dont l’humour du titre indique déjà le projet. De grands thèmes sont ainsi passés à la moulinette de son ironie et de sa cruauté : une servante assassinée dans un château d’Écosse devient « le premier fantôme prolétaire et surexploité » ; le riche oncle exige de ses héritiers d’être mangé par eux, concrétisant de cette façon ses rêves de métempsycose.

 

Jacques Sternberg (1923-2006) est profondément habité par le sentiment de l’absurdité de la vie. Cette absurdité se résume pour lui dans l’expression « métro-boulot-dodo » qui est un cauchemar parce que c’est la vie même des gens. Il va donc dénoncer les absurdités qu’il découvre, les rendre sensibles dans des contes fort brefs, drôles, grinçants. Il traverse la distinction des genres, mêlant fantastique et science-fiction dans des contes qui font la part belle à l’irrationnel. Pour lui, « un fantôme, même dégoulinant de sang ou pourri de vers, c’est très rassurant, il est encore vivant outre-tombe, donc tout va bien ». Le vrai cauchemar effrayant, c’est la vie de tous les jours de l’ouvrier et de l’employé dans un contexte aliénant.

 

Le fantastique n’occupe qu’une place limitée dans la production très diversifiée de Gaston Compère (1924-2008). Il obtint le prix Jean Ray pour La femme de Putiphar (1975). Son œuvre se caractérise par l’humour et un aspect farcesque. La femme de Putiphar reprend le thème du diable en y insufflant un traitement fait de drôlerie et de burlesque, dans une langue qui privilégie l’expression forte et l’inventivité verbale. Compère part de situations banales pour inverser le point de vue : s’il y a une salle de classe, c’est une classe de jeunes démons et l’intrus y est une créature étrange en laquelle on reconnaît un homme. L’humour côtoie l’effrayant.

 

Avec beaucoup d’ironie, qui est une de ses caractéristiques majeures, Jean Muno (1924-1988) revendique un fantastique « de moyen standing ». Il part de réalités banales d’un quotidien très années 50 et 60 : de petites choses apparemment sans grand intérêt se produisent, par exemple dans un quelconque café. Mais,… Et le quotidien bascule, sans excès d’images ou d’expression, vers quelque chose de totalement autre, qui ne nécessite pas d’explications (Histoires singulières, 1979). Le fait étrange se suffit à lui-même. Ses personnages évoluent dans des milieux petits-bourgeois. Comme le dit l’un d’eux : « Je n’ai pas eu la chance de rencontrer le comte Dracula, moi ! Je ne peux témoigner que des vampires bourgeois que j’ai côtoyés. » Ce qui n’empêche pas Muno de s’emparer de thèmes classiques du fantastique pour les banaliser, les embourgeoiser, avec une solide dose de parodie. Ainsi, dans « La voix du sang », une dame très altruiste se désole de la mort par anémie de ses protégés. L’on comprend la nature de son intérêt pour autrui et la cause de leur mort, lorsque l’on apprend son patronyme, Bathory, et que s’explique de cette façon son goût pour les « bécots sangsuels » et leurs conséquences funestes. Jean Muno peut se montrer tendre et positif, imaginant une réconciliation avec le fantastique qui devient alors un des éléments du plaisir d’exister, comme dans la nouvelle « Le larech » (Histoires griffues, 1985).

 

AUJOURD’HUI

À partir des années 1980, les auteurs se font plus rares, peut-être parce que le fantastique se confond pour le grand public avec le « gore » et le sanglant et que les auteurs belges ont depuis longtemps abandonné cette veine ; peut-être aussi par manque d’éditeurs. Alain Dartevelle (1951-2017) plaide alors de « mettre à mal la logique des genres », lui-même mêlant la science-fiction et la politique-fiction et y insufflant une part de fantastique (Script, 1989).

 

Plus récemment, s’est imposé le nom de Bernard Quiriny (1978), Belge de France, dont l’imagination prend en partie sa source dans ses origines belges. Son fantastique s’inscrit résolument dans les réalités du monde moderne, où insidieusement des choses basculent. Il en décrit les conséquences extrêmes, comme par exemple la lutte du béton contre les humains (L’affaire Mayerling, 2018). Ses contes marqués par l’absurde, dans des recueils très construits, témoignent d’un aspect borgésien, jouant finement sur les paradoxes (Contes carnivores, 2008).

 

Jean-Baptiste Baronian (1942) occupe une place à part dans cette constellation du fantastique. D’abord pour le rôle qu’il y a joué. Éditeur chez Marabout, il a été à la base de la collection de livres fantastiques, y a amené des auteurs qui ont été par là révélés et a créé le Prix Jean Ray. Il est aussi un historien du genre et un essayiste, par son anthologie La Belgique fantastique avant et après Jean Ray (1975) et ses études Un nouveau fantastique : esquisses sur les métamorphoses d’un genre littéraire (1977) et Panorama de la littérature fantastique de langue française (1978, réédité en 2007).

La Belgique fantastique

Auteur prolifique, dans des genres variés, il a produit quelques textes d’inspiration fantastique, par exemple Histoires fantômes (2003). L’étrange se manifeste par petites touches au sein du quotidien, provoquant une inquiétude diffuse, sans manifestation excessive de la peur. L’étrange peut aussi apparaitre dans des romans a priori non fantastiques, reposant sur des coïncidences et des inversions de situations (L’enfer d’une saison, 2013).

 

LE RÉALISME MAGIQUE

Des écrivains sensibles à l’étrangeté et à l’existence d’une dimension insoupçonnée du réel ne se retrouvaient pas dans l’esthétique et les codes du fantastique de la deuxième moitié du XXe siècle en Belgique. Ils se sont alors plutôt inspirés du réalisme magique, une esthétique proche du fantastique, qui, à cette époque était répandue en Flandre, le fantastique n’y étant pas un genre acceptable. La littérature de l’étrange s’est donc structurée là en un véritable courant littéraire, autour de Johan Daisne et de Hubert Lampo. Celui-ci va « annexer » à sa définition du réalisme magique, quelqu’un comme Jean Ray, pourtant a priori si différent de sa propre démarche. Et Paul Willems ainsi que Guy Vaes, admirateur de Jean Ray, deux Anversois francophones, étaient proches de l’anversois Lampo. Entre ces auteurs s’est établi une complicité esthétique au-delà des langues. (Lampo écrira une postface pour L’usurpateur de Guy Vaes.)

Lettre d'Hubert Lampo à Guy Vaes / crédit : Archives & Musée de la Littérature

Lettre d’Hubert Lampo à Guy Vaes | © Archives & Musée de la Littérature – ML 09033/0048

Par la suite, Xavier Hanotte, francophone bilingue, entretiendra des liens étroits avec Lampo et dans une moindre mesure avec Guy Vaes.

 

Le réalisme magique postule qu’au cœur de la réalité quotidienne peut apparaître une dimension autre, qui ne doit être comprise ni comme une manifestation surnaturelle ni comme une vérité révélée, une vérité en soi. Ce sont plutôt des liens insoupçonnés, des ressemblances et des correspondances entre éléments du réel qui donnent à percevoir cette dimension autre. Cela repose principalement sur des raccourcis dans le temps, des perceptions d’une sorte de court-circuit temporel. Les distinctions passé-présent, vivant-mort, rêve-réalité, réel-fictif deviennent poreuses.

 

Chez Paul Willems (1912-1997), une légère étrangeté vient subrepticement contaminer la réalité et petit à petit elle peut prendre corps jusqu’à rendre plausible une altération du réel, dans un état de limite ou de frontière, à l’image du titre de son premier livre, Tout est réel ici (1941). Selon les recueils ou les pièces de théâtre, cette étrangeté peut devenir acceptable et induire une logique déroutante. Dans d’autres nouvelles, c’est d’une véritable épiphanie qu’il s’agit, le sentiment d’un brusque rapprochement de deux événements éloignés qui en fait surgir le sens. Le temps peut même devenir immobile, comme dans le domaine de Grand’Rosière de Il pleut dans ma maison (1962).

 

 

Dans Octobre long dimanche (1956) de Guy Vaes (1927-2012), le temps est imprécis, non linéaire, le présent se superpose aux réminiscences qui elles-mêmes se confondent. Le personnage s’estompe petit à petit, il est comme gommé de sa réalité sociale et devra même « vérifier » s’il est mort ou vivant. Le lecteur reste dans l’équivoque et se retrouve dans un espace d’égarement et de distorsion. Les livres de Vaes se fondent ainsi sur un principe d’incertitude.

 

Chez Xavier Hanotte (1960), dans des romans d’inspiration policière ou historique, des situations « impossibles » surgissent parfois, reposant sur des raccourcis dans le temps. La perception des personnages est cependant, pour diverses raisons, momentanément altérée. Il existe donc toujours un doute sur la nature de l’événement, réel, rêvé ou relevant d’une perception exceptionnelle.

 

Paul Emond (1944), proche de Paul Willems, ne s’est jamais explicitement revendiqué de cette esthétique. Mais, de nombreuses situations dans ses romans ou son théâtre témoignent d’un doute quant à la réalité de certains événements, à l’exemple de Il y a des anges qui dansent sur le lac (2009) : est-on sur le lac ou dans un tableau, ou passe-t-on sans cesse de l’un à l’autre ? Le Royal (1998) se déroule dans un espace indécis où surgissent des personnages morts, d’autres étant dans un état d’entre-deux.

 

Il y a chez André-Marcel Adamek (1946-2011) une propension, dans certains textes, au réalisme magique, comme dans Les maitres du jardin noir (1993) où après une longue mise en place réaliste surgit un événement exceptionnel. Dans d’autres romans, il s’agit plutôt d’une acceptation et d’une intégration d’une forme de merveilleux, dans un subtil mélange de réalités contemporaines, d’éléments du passé et de situations non logiques.

 

© Joseph Duhamel, mai 2020

© Image de couverture : Romain Renard


 

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