Jeanne LOUIS-GILSOUL

PRÉSENTATION
Le 24 août 1906, Jeanne, Marie, Félicité Louis, naît à Grandvoir. Puinée d'une famille, qui, dès 1912, comptera cinq enfants, elle voit le jour dans un logis loué à ses jeunes parents François et Justine Louis-Moyen, au coeur des anciennes Forges de Grandvoir, alors transformées en ferme.En 1906, ces bâtisses offraient sans doute encore, à l'entrée de leur quadrilatère, l'aspect suggéré, dans leur état de 1900, par le croquis illustrant, à la page 354 «L'Histoire du Pays de Neufchâteau», due à Messieurs, A. Guebel et L. Gourdet (Duculot, 1956), Des Forges, en 1909, après trois naissances, Léa (1905), Jeanne, le futur poète (1906) et Mathilde, qui s'amène (1908), François et Justine décident d'émigrer à Marbehan, aux lisières d'Ardenne et de Gaume, où coup sur coup, leur viendront encore André (1910) leur seul garçon et Gilda (1912), leur dernière fille.A Marbehan, François s'est trouvé un bon emploi de charronnerie à l'Usine Lambiotte, l'une des plus anciennes peut-être de la chimie du bois, et même, sur son renom, il a pu emprunter de quoi s'acheter, grand-rue, face aux ateliers, une maison profonde, avec dépendances, jardin et pré. Dans ce jardin et dans ce pré, dès ses trois ans, Jeanne Louis, de manière irréversible, inscrira en elle les sensations qu'il ne lui sera physiquement possible d'exprimer que quarante ans plus tard, en 1958 dans D'un peu de vie en gibecière.Dans son existence, elle connaîtra encore dix logis au moins, la plupart dans le béton, sans jardin. En poésie, elle n'aura jamais que la maison de Marbehan, face à l'usine. Elle y incorpore l'essentiel à l'écoute émerveillée de la terre, au ras des graminées, au pré sur la couverture de sa mère, dans le petit jardin noir consenti par son père aux enfants autour du mirabellier, à l'appel de la côte Gillet, tentatrice au loin derrière la maison, à la course des petites jambes pour rattraper les nuages bas, aux fugues au pont des lavandières sur le Mellier. A tout jamais, elle sera fascinée par les cordes de bois si bien rangées et restera brûlée par certaines irradiations de tout son être, quand, aux soleils d'avant l'orage, elle resta parfois figée face au mur blanc, avec sa tartine et sa prière. Sans fin, elle dialoguera avec ses herbes, avec ses fleurs, simples ou arrogantes, innocentes ou mortelles, ses complices alors, ses énigmatiques interprètes plus tard (Poèmes, Les fleurs). Dans la maison, il y avait, inoubliable, la salle basse, avec, près du four, la table aux devoirs, sous la lampe à crémaillère, et puis la chambre des enfants, où, du profond du haut lit, après les jeux de lune sur le plancher, on guette le glissement furtif de maman, qui feint de venir tâter des choses dans la penderie, où elle garde sa belle robe de soie à oiseaux et ses hautes bottines à boutons en fin chevreau.Il y a papa, le souverain bien-aimé, écoutant sa fillette qui pleure en lui disant qu'elle n'est pas «comme les autres», et qui l'admet, consentant à tous les rêves, entre l'églantier sauvage pour en avoir la rose nouvelle, planter des mais dans la vieille rue, enfouir le noyau de mirabelle pour d'autres enfants, dans bien longtemps, et de son terrible couteau arracher à la rivière la dure et longue racine du joli bois, expliquer les étoiles, enfin, comme il le peut. Jeanne est curiosité. Si souvent, il faut qu'on la rechasse chez sa mère Justine de l'usine d'en face, où, malgré le démon noir du seuil, tasseur de braise du matin au soir, la fillette se faufile entre les cuves bouillonnantes et dans les laboratoires, stoppe pile, médusée par les alambics géants. L'usine est l'interdit grondant, l'antre hanté d'inconnus, le monstre surpuissant, capable d'enchanter les nuits de ses flammes multicolores, mais de noircir aussi, en plein midi, d'un mauvais coup d'haleine de brais, les lessives de maman, étincelantes sur les cordes du pré.Une fille bien élevée va d'ailleurs à l'école, et pour Jeanne, de quatre à douze ans, de 1910 à 1918, c'est la communale, desservie par des Soeurs de la Providence. A 75 ans, elle récite encore des textes entiers de ses premiers livres de lecture. C'est le temps des marelles, des jeux sauvages, des premières amies, et des comptines à jamais chantantes en elle, avec paroles et rythmes. L'église aussi est quotidienne, par tous les temps, fêtes et deuils sacrés, longs catéchismes préparatoires aux communions, la petite et la solennelle (1918), celle où, maladroite, une dévôte fèle le cierge de Jeanne et où; première, elle ne peut dire le compliment à la Vierge, car, à tout moment, et pour des années, elle peut saigner du nez. Mais le curé s'appelle Jean Schmeler, futur Abbé de Saint-Hubert qui sait la consoler comme éveiller aussi, le premier, son intelligence et sa sensibilité.De temps à autre, à cette époque, par le chemin vers Orsainfaing, Jeanne mène en pâture les vaches de son père; très vite, François Louis a renoncé à son travail chez Lambiotte. Artisan de tradition terrienne, il ne s'est pas acclimaté aux relations industrielles, il s'est fait marchand de porcs, sa maison, peu à peu, se mue en petite exploitation rurale.Août 1914, à Marbehan, du 22 au 26, c'est la panique. La nuit, du haut des épaules paternelles, Jeanne voit flamber sur Rossignol. Puis, les balles claquent sur leurs murs, Justine s'enfuit avec la nichée, François, envahi par des fuyards français, est aussitôt empoigné par des Feutons hurlants, lié par les poignets à l'arçon d'un uhlan, traîné ainsi à Mellier, puis de Mellier, par d'autres lieux tonnants et flambants, à Rossignol, où, seul de Marbehan, il est jeté au champ de la Passion, dans le tas des futurs martyrs.C'est de leur troupeau, en route vers le mur d'Arlon, que l'exturpent in extremis, Monsieur Lambiotte avec son or et le Curé Noël en offrant sa vie. Pendant des mois, François doit vivre terré, et ce n'est qu'in extremis encore qu'il échappe à la déportation, en montrant la photo de ses cinq gosses à un gradé allemand, plus humain que les autres. L'occupation se passe, avec une escouade de Landsturm à loger, puis, soudain, par un matin de novembre 1918, Jeanne, douze ans, s'envole avec toute la marmaille au-devant des dragons français, signalés au pont tout proche sur la Mellier.L'officier de tête la hisse au vol sur le cou de son cheval, et rentre ainsi dans Marbehan. La paix, c'est immédiatement pour Jeanne le pensionnat de la Doctrine Chrétienne tenu, à Habay-la-Neuve, par des Dames de l'obédience de Nancy, mais dont la Supérieure, en 1918, est originaire de Châtillon, la «Bonne Mère» Glouden, soeur d'Edouard du même nom, Ned en littérature, chantre du Pays «gaumet». Après Jean Schmeler, le Curé, ces Dames sont les seules enseignantes à avoir pu, de 1918 à 1921, informer et former la tardive poétesse (1958).Au pensionnat, la vie de Jeanne est ardente, prise dans l'exaltation patriotique, dans la rivalité entre Belges, Françaises et Grand-Ducales,; émouvante, lors des visites de maman aux rênes de son cabriolet, ou tout au long des sages excursions vers le pont d'Oye, vers notre-Dame de Grâce, et parfois jusqu'à Rossignol sur la tombe de Psichari.D'emblée, les maîtresses ont repéré la soif d'apprendre et l'impertinence des questions, l'incroyable faculté de mémoriser, sur l'instant, les sensations comme les textes, prose ou poésie, et la qualité innée de la diction. Entre soi, chez les Louis-Baclain, on n'usait que du français. Soeur Sainte Jeanne, vicomtesse de Bornier dans le siècle, soeur de Henri, le dramaturge français du même nom, percevait sans doute tout cela, mieux encore que les autres. Lectrice au réfectoire, déclamatrice des compliments à la Bonne Mère, Jeanne louis est aussi la Suzel, la Liane, des dramatiques de fin d'année. Elle donne la réplique à Judith Glouden, nièce de la Bonne Mère, et qui sera un jour, elle même, Supérieure générale des Dames de Marie. Ces textes, et d'autres, lus à la lampe de poche, sous les draps, comme l'interdite Veillée de François Coppée, Jeanne les récite encore, de bout en bout, en 1980. Au palmarès final de 1921, il lui manque un prix, celui d'Honneur, pour la Conduite. Par scrupule, obstinément, scandaleusement, seule de son année, elle s'est refusée de porter le bleu céleste de la Congrégation de la Très sainte Vierge.Dès 1921, d'ailleurs, est mort tout espoir d'études. François Louis a commencé à bâtir le destin sur le principe ancestral, le travail en cellule familiale. Sa «marchandise» grogne et grouille, de plus en plus drue, sur les quais de Marbehan ou de Sainte-Marie. Quant à Justine, elle va se mettre à l'hôtellerie, avec ses deux aînées, Léa et Jeanne, 17 et 15 ans, dont le Curé Schmeler, préalablement consulté par François, garantit la sagesse. De 1923 à 1927, chaque jour, de l'aube à la nuit, Jeanne connaît à Beauraing le surmenage de l'Hôtel de la Gare, lessives quotidiennes dans les caves, plonges à l'arrière-cuisine, chambres à faire sur deux étages, sans eau courante ni électricité.Mais elle évite ainsi le contact avec la clientèle, celle des cars touristiques et des coureurs internationaux du Circuit motocycliste de Feschaux. Plus de lecture, évidemment, sinon, dans le plus délicieux secret, la Semaine Averbode, La Femme et le Home, qui parfois, publient des poèmes, comme tel ou tel de jean Lehor, mémorisés d'emblée, pour toujours. D'écriture, pas davantage, sinon, dans la sténographie apprise à Habay, la confidence au petit carnet recouvert en maroquin, à jamais perdu. Client occasionnel de l'hôtel, le Juge de Paix, Raoul Ruttiens, ami de Georges Eekhoud et de Jean Tousseul, anime un cercle littéraire : Jeanne le sait, mais ce monde est tabou. En 1927, faute d'eau courante, les coureurs abandonnent le circuit, et François l'Hôtel de la Gare, pour se transporter à Rochefort, à la Taverne Biron, ancien relais d'accueil du très vieil Hôtel du même nom. Là, jusqu'en 1934, Jeanne, toujours sans permission de lire ni d'écrire, connaîtra quand même une vie moins exténuante, entre les «coups de feu» d'été, face à la ruée des touristes assoiffés, et les journées de morte saison, près de maman et des soeurs, quand, dans la salle, il n'y a que les habitués et les voyageurs de commerce.En 1934, Jeanne, 27 ans, épouse à Rochefort, le nouveau Receveur de l'Enregistrement et des Domaines, Arthur Poncelet, de vieille lignée de Saint-Hubert, mais né à Neufchâteau, en 1901, d'un père instituteur mué en fonctionnaire des prisons. Mariage d'amour, fêté, fleuri par François Louis, assorti d'un voyage à la Côte d'Azur, dont Jeanne dira la nostalgie. Arthur, qui s'est fait lui-même, gravit la hiérarchie, grade par grade. Expert en droit successoral, il est promu, dès 1935, inspecteur à Florennes, où en 1937, naît Isabelle, le beau bébé que Jeanne promène sans fin par les routes empierrées. De l'Opel, vite acquise, elle découvre aussi la magie des grandes forêts.En 1939, Arthur Poncelet est promu à Namur. Le 10 mai 1940, mobilisé civil, gardien d'archives, il doit s'engouffrer dans l'exode, pour se retrouver avec Jeanne et la fillette de 3 ans dans la dangereuse impasse de Saint-Valéry-sur-Somme. Revenu à Namur, il meurt, en quelques jours, d'un subit blocage des reins, seul entre sa femme et sa fille, la 10 novembre 1941. Jeanne, défaite jusqu'aux moëlles, s'en retourne avec Isabelle chez ses parents, dans la grande maison qu'ils ont bâtie face à la gare, à Marbehan, où François s'est retranché, ayant cessé tout commerce pour toujours dès le 10 mai 1940. Avec Arthur Poncelet, Jeanne avait pu dévorer des livres, Bourget, Mauriac, Plisnier, et même Céline, et tous les grands hebdomadaires littéraires de l'époque, Les Nouvelles Littéraires, Candide, Gringoire, et tout peut-être allait être possible pour un premier dire en poésie. Tout fut cassé net, pour quatre années encore, de 1941 à 1944, de vie quasi somnambulesque, dans la tendresse des siens.En octobre 1945, Jeanne Louis, 39 ans, se remarie avec Robert Gilsoul, né à Louvain, en 1910, docteur en philosophie et lettres, romaniste de l'U.L.B, et à qui son travail de recherche avait déjà valu quelque notoriété, dès 1934. Robert, lieutenant de réserve au 13e de ligne revient de cinq années de captivité à l'Oflag XD (Hambourg-Fischbeck). Il est veuf, avec deux enfants qu'il ne connaît pas, Alain Gilsoul, sept ans et Marie-Claude, cinq ans. Pendant quelques mois, la famille reconstituée est hébergée chez le père de Robert, à Namur, le Juge Fernand Gilsoul du Siège de Charleroi, criminologue averti, esthète enthousiaste, philosophe et métaphysicien, écrivain à ses heures, ancien ami de Raoul Ruttiens, le Juge de Beauraing et très lié à l'Université de Louvain, et puis après, avant 1914, avec Pierre Nothomb, Olivier-Georges Destrée, Thomas Braun, Henri Davignon et Henry Carton de Wiart, aux temps du néothomisme et du préraphaélisme. Avec ce beau-père, Jeanne parle sans fin, d'art de de poésie.En août 1946, naît sa troisième fille (compte-tenu de Marie-Claude) Geneviève Gilsoul-Louis. Robert a été nommé professeur à l'Institut supérieur de Commerce de l'Etat à Anvers, Ecole de régime universitaire, puis à d'autres enseignements de caractère international, à l'Ecole Coloniale et à l'Ecole de la Cambre. Pour Jeanne Louis; l'heure de l'expression à enfin sonné. Pendant quatre années, à Anvers, au milieu des parcs luxuriants du Middelheim, en appartement, puis à Uccle, dans la maison mitoyenne de celle de Georges Marlow, le docteur poète, et non loin de la retraite de Jean Dominique (Marie Closset), la poétesse, elle éduque et forme ses enfants dans la droite ligne de son atavisme : Isabelle et Marie-Claude deviendront des romanistes de l'U.L.B, Geneviève fera son droit, Alain, après ses humanités, fera carrière outre-mer.Elle assiste son mari dans ses recherches, dans la préparation de ses cours, et même dans l'activité intense qu'il déploie, à partir de 1957, au plan syndical FGTB, régional et national, et qui, en 1965, aboutira à la transformation de la carte universitaire du Royaume, à la création des universités d'Anvers et de Mons.Mais l'essentiel pour Jeanne elle-même, dans cette vie sans repos, ce sont les heures d'attente et de solitude, quand la mémoire lancinante de ses enfances d'Ardenne et de Gaume, mais aussi la sensibilité vibrante au temps qu'elle vit, lui dictent des milliers de vers, dont ne seront que cruellement retenus ceux d'Un peu de vie en gibecière (1958), de Poèmes (1963), et de L'Eau des quatre vents (1979).Dans cette passion de la recherche de soi et de l'expression formelle, elle est écoutée, comprise, rarement orientée, par son mari, par Robert Guiette, collègue de son mari, et surtout par Robert Goffin, ou tel ou tel des écrivains qu'elle a pu rencontrer, dans l'enthousiasme aux Biennales internationales de poésie, auxquelles elle participe en 1959 et 1961, à Knokke-le-Zoute

BIBLIOGRAPHIE