Jacques Sternberg   1923 - 2006

PRÉSENTATION
Né il y a tout juste cent ans, Jacques Sternberg semble s'être assuré une place dans l'histoire de la littérature grâce à son fascinant roman L'Employé, paru aux Éditions de Minuit en 1958, et pour ses innombrables contes brefs. Cette partie de son œuvre tend à faire oublier que l'auteur, disparu en 2006, a été un touche-à-tout particulièrement prolifique. L'édition contemporaine peine malheureusement à témoigner de la richesse et de la diversité de son œuvre et l'immense majorité de ses livres reste encore aujourd'hui introuvable.   *   Dans le remarquable essai qu'il a consacré à son père sous le titre Jacques Sternberg ou l’œil sauvage, Lionel Marek dresse un état des lieux: près de 63 ouvrages publiés dont 17 recueils regroupant plus d'un millier de contes et nouvelles, 16 romans, 3 pièces de théâtre mais aussi de nombreux pamphlets, dictionnaires et autres essais. Romancier de l'absurde aux accents kafkaïen, écrivain fantastique et enthousiaste défricheur de la jeune science-fiction, humoriste nihiliste, pamphlétaire redoutable et auteur de romans d'amour, de textes expérimentaux comme de romans populaires calibrés pour le succès, Jacques Sternberg a fait preuve toute sa vie d'un irrésistible besoin d'écrire, mais aussi d'une soif de reconnaissance et de succès qui l'ont poussé à s'essayer, avec un enthousiasme sincère mais souvent éphémère, à d'innombrables genres.   *   Des débuts marqués par la guerre   Né en 1923 à Anvers, Jacques Sternberg grandit dans une famille juive. Ses premières années sont plutôt heureuses même si son parcours scolaire est erratique. Mauvais élève, il développe vite un rejet de l'école et de la littérature classique qui y est enseignée. Il affûte son imaginaire loin des chemins balisés des programmes d'enseignement, au contact des récits de voyages que son père affectionne, des salles de cinéma qu'il fréquente assidûment et des travaux d'illustrateurs comme Gustave Doré qui le fascinent. Avec le début de la Seconde Guerre mondiale, son adolescence prend un tournant chaotique et bien plus tragique. Poussé à quitter Anvers pour Bruxelles avec ses parents puis à parcourir l'Europe afin d'échapper à l'oppression nazie, il finit par perdre son père, tué au centre d'extermination nazi de Majdanek en 1943. Cette période de guerre imprègne directement ses débuts d'écrivain: quelques premières nouvelles publiées dès l'année 1944 dans différents journaux et magazines belges et un premier roman, La Boîte à guenilles, paru aux éditions du Sablon en 1945. Cette thématique se fera ensuite plus discrète et, si elle ne disparaît pas complètement, elle ne sera abordée que de manière allusive tout au long de sa carrière.   *   Les premiers pas dans l'édition française   Mais c'est avec la publication de La Géométrie dans l'impossible que la carrière de Jacques Sternberg débute véritablement. Publié en 1953 par Éric Losfeld, autre expatrié belge à Paris de la même génération que Sternberg, aux éditions Arcanes, le recueil de contes témoigne déjà de l'intérêt que l'auteur porte à la forme brève. Si le livre ne rencontre pas un grand succès, il est tout de même repéré par quelques critiques; et notamment par un certain Alain Dorémieux qui en offre, dans la toute jeune revue Fiction, une recension particulièrement élogieuse. Ce prochain rédacteur en chef de la revue voit en Sternberg «un futur grand conteur fantastique».  Et il est vrai que l'on trouve déjà dans ces premiers textes l'ensemble des caractéristiques qui parcourront son œuvre, notamment ce goût prononcé pour la déconstruction du réel qui n'éloignera jamais vraiment l'auteur des rivages du fantastique et de la science-fiction. Le Délit, roman publié l'année suivante chez Plon, est en cela le témoin parfait de cette orientation vers un imaginaire débridé qui prendra sa pleine mesure dans L'Employé. Le roman s'ouvre comme une méditation sur la solitude et la futilité de l'existence moderne à travers la mise en scène de ce qui semble être un médiocre employé de bureau. Mais rapidement, la frontière entre réel et imaginaire se font minces et le récit se transforme progressivement en une glaçante fantasmagorie aux accents dystopiques dans une ville tentaculaire. Un procédé assez similaire opère dans La Banlieue, écrit à la même époque. Comme l'a très bien montré Clément Dessy, sa vision très pessimiste et désenchantée du monde et de l'homme fait pencher son œuvre majoritairement du côté de la dystopie. Néanmoins, certains romans font preuve d'une inattendue clarté et, d'un postulat dystopique, évoluent vers le pendant inverse, à savoir l'utopie. C'est le cas de cette Banlieue mais aussi, bien des années plus tard, de Mai 86 paru chez Albin Michel en 1978. Quoi qu'il en soit, l'année 1953 constitue un tournant pour Sternberg, car en plus de voir publier son premier livre en France, il découvre un genre que, d'une certaine manière, il pratique déjà sans même le savoir: la science-fiction.   *   L’attrait de la science-fiction   Dans Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, véritable monument pour la science-fiction francophone que Pierre Versin publie en 1972, l'auteur consacre, entre Kurt Steiner et Robert-Louis Stevenson, une entrée à un certain Jacques Sternberg: «Écrivain belge (1923 - )» qui, si on l'en croyait, ne devrait pas figurer dans cette Encyclopédie. En effet, il a, dit-il, “abandonné la science-fiction après deux volumes”. Ce qu'il ne spécifie pas, c'est le titre des deux volumes en question, pour la bonne raison qu'ils ne paraîtront, si tout va bien, qu'en 2012 et 2024 (à cette époque, sa production ne sera plus – la fatigue sans doute – d'un ouvrage tous les deux ans). Ils auront pour titres, respectivement La Réalité dépasse l'affliction et Pourquoi j'ai brûlé la bibliothèque de Pierre Versin. Il sera pendu pour cela, en 2053, après un long procès qui égaiera enfin sa vieillesse». L'existence même de cette entrée, outre la dimension satirique qui saisit avec humour et justesse les petites manies de l'auteur, témoigne de l'importance de Sternberg dans le renouveau de la science-fiction en France à partir des années 1950. À cette époque, et sous l'influence de la culture nord-américaine, une véritable ferveur pour le genre s'installe. L'alignement des intérêts populaires et des milieux littéraires permet à la science-fiction de se développer d'une manière tout à fait inédite. Au-delà des amateurs convaincus du genre, de nombreux écrivains issus d'autres milieux s'y intéressent avec enthousiasme. C'est le cas de Raymond Queneau, de Boris Vian, mais aussi de Jacques Sternberg. Si la contribution des deux premiers au genre est relativement anecdotique, il en est tout autrement pour Jacques Sternberg qui s'y jette à corps perdu et lui offre non seulement de nombreuses nouvelles mais aussi plusieurs romans, comme La Sortie est au fond de l'espace, publié en 1956 dans la prestigieuse collection «Présence du futur» des éditions Denoël. Il y rejoint, outre les nombreux auteurs nord-américains, un certain Jean Ray. En 1958, il écrit aussi l'un des premiers essais francophones consacrés au genre sous le titre d’Une succursale du Fantastique nommée science-fiction et paru au Terrain Vague, nouvelle maison d'édition de son ami Éric Losfeld. Sous ce titre volontiers provocateur se cache un essai dont l'intérêt réside principalement dans ce qu'il dit de l'écrivain Sternberg lui-même. Même s'il témoigne des connaissances approfondies de l'auteur, Sternberg ne rédige pas un exposé historique et thématique rigoureux mais donne sa vision de ce que devrait être la science-fiction. Les figures tutélaires qu'il convoque, H. P. Lovecraft, Richard Matheson ou encore Jean Ray, sont en cela révélatrices de la vision de l'auteur: toutes ont brouillé, à leur manière, les frontières entre science-fiction et fantastique. Car ce que développe Sternberg dans ses romans et ses nouvelles, à travers des motifs fantastiques et de science-fiction, c'est avant tout ce que Sandrine Leturcq a appelé une «esthétique de la terreur», à savoir, une manière de décrire l'absurdité du réel et la vacuité de l'existence humaine afin de provoquer, chez le lecteur, une forme de terreur existentielle. L'élément extraordinaire que convoque l'auteur, qu'il soit fantastique ou de science-fiction (Sternberg goute particulièrement aux extraterrestres qu'il s'amuse à intégrer dans d'innombrables textes mêmes les plus éloignés du genre) repose avant tout sur sa capacité à jeter sur l'humanité un regard extérieur, d'une froide et effrayante lucidité. S'ils divergeaient totalement dans leur forme, les écrits de Lovecraft ont toujours suivi le même objectif et il n'est pas étonnant que Sternberg, bien avant que l'auteur de Providence ne connaisse le succès extraordinaire actuel, ait décelé chez lui l'une des œuvres majeures de la littérature du 20e siècle. C'est cette «plongée nocturne dans l'impensable et les grandes profondeurs de l'imagination pure» que lui permettent science-fiction et fantastique qui fascine l'auteur et qui infusera ses écrits jusqu'au bout de sa carrière. Comme en témoignent encore de nombreux contes parus dans son dernier livre, 300 contes pour solde de tout compte, publié en 2012 aux Belles Lettres. * L'arrivée chez Minuit Quoi qu'il en soit, après la publication, en 1958, d'un recueil de nouvelles Entre deux mondes incertains, toujours en «Présence du futur» et constitué essentiellement de textes parus dans la revue Fiction, Sternberg se détourne progressivement du milieu de la science-fiction. Il se consacre alors entièrement à l'écriture et à la publication de L'Employé. D'abord refusé dans la plupart des grandes maisons d'éditions, il est accepté par Jérôme Lindon lui-même qui voit dans le manuscrit de Sternberg, «une sorte de brouillon génial». S'en suivent de longs mois de réécriture coordonnés par l'éditeur et une publication en octobre 1958 sous une couverture de Siné. Avec la publication de L'Employé, Sternberg fait figure de candidat idéal pour intégrer, aux côtés de Nathalie Sarraute, de Michel Butor ou encore d’Alain Robbe-Grillet, les rangs du Nouveau Roman incarné par les Éditions de Minuit au milieu des années 1950. L'irréductible individualité de l'auteur l'empêchant de se joindre à toute forme de collectif même le plus lâche et, surtout, le refus, par Jérôme Lindon lui-même, du manuscrit suivant, Un jour ouvrable, ne lui permettent pas de concrétiser cette voie. Sternberg en gardera un gout amer tout au long de sa vie.   Mais l’appétence constante pour les thèmes et motifs de la science-fiction font aussi de Sternberg l'un des précurseurs de la New Wave qui, à partir des années 1960, désigne un ensemble d'auteurs, essentiellement anglophones, et de textes de science-fiction expérimentaux qui tentent, à la manière du Nouveau Roman, de renouveler, formellement et thématiquement, le genre. L'Employé, tout comme La Banlieue, publié chez Julliard en 1960, Un jour ouvrable, au Terrain Vague en 1961 et Attention, planète habitée, toujours chez Éric Losfeld en 1970, en sont les témoins les plus évidents. Cependant, Futurs sans avenirs paru dans la collection «Ailleurs et Demain» des éditions Robert Laffont en 1971, et peut-être surtout son pamphlet science-fictif Lettre ouverte aux Terriens paru en 1976 chez Albin Michel, où il fustige son époque et l'absurdité de la société de consommation à travers son œil martien «glissé dans la peau et la pensée d'un voyageur d'une lointaine galaxie », participent d'une dynamique similaire. * Écriture sentimentale et érotique   La misanthropie de l'auteur n'est plus alors à prouver. Néanmoins, une figure semble échapper à cette redoutable condamnation: c'est celle de la femme dont le héros sternberguien s'éprend volontiers dans une passion à la fois dévorante et destructrice. Car chez l'auteur, amour et mort sont indéniablement liés. Et si la femme est fascinante, c'est aussi bien souvent parce qu'elle échappe, non pas métaphoriquement, à la condition humaine et se révèle souvent avoir une origine surnaturelle. Comme le signale Eric Lysøe, «L'une des constantes de l'imagination fantastique de Jacques Sternberg tient dans cette image qui associe très étroitement l'enlisement, la femme et la mort». Une constante qu'exploite largement Sternberg dans une veine parfois oubliée de son œuvre, mais pourtant particulièrement représentée, celle des romans sentimentaux et érotiques. Ils l'occupent notamment entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, période durant laquelle il publie à peu près un roman par an aux éditions Albin Michel, dont certainement l'un de ses plus gros succès commerciaux et critiques: Sophie, la mer et la nuit en 1976. Mais il ne s'essaye pas au genre pour la première fois. Presque vingt ans plus tôt, il publie Toi, ma nuit au Terrain Vague en 1960 et, la même année, Glaise chez Julliard via l'entremise de son épouse Christine Harth et sous le nom de cette dernière, avec cette prémonition, rapidement confirmée, que ce roman d'amour serait plus facilement accepté par les éditeurs s'il était écrit par une femme. Il continue à explorer le genre avec Suite pour Eveline, sweet Evelin en 1980 et L'Anonyme en 1982; puis, abandonnant presque totalement la forme romanesque, dans les nombreux contes et récits brefs auxquels il se consacre alors jusqu'à la fin de sa carrière et rassemblés dans plusieurs recueils chez Denöel comme Histoires à dormir sans vous (1990) ou Histoires à mourir de vous (1991).   *   Malgré quelques belles réussites éditoriales et sans valider l’auto-apitoiement excessif de l'auteur qui n'hésite pas à se désigner comme «une sorte de clochard des lettres», Jacques Sternberg n'a pas connu la reconnaissance que la richesse et l'originalité de son œuvre pouvaient lui faire espérer. Brouillant volontiers la frontière entre littérature de genre et littérature générale, entre écrits fictionnels et non-fictionnels, adepte du recyclage, de la réécriture mais aussi de l'expérimentation façon Nouveau Roman, son œuvre témoigne d'une remarquable modernité et d'une véritable audace qui font de lui l'un des écrivains les plus singuliers de la seconde moitié du 20e siècle.     © Nicolas Stetenfeld, revue Le Carnet et les instants n° 217, Bruxelles, octobre 2023   N.B. : À l’occasion du centenaire de Jacques Sternberg en 2023, une plaquette présentant un choix de Contes glacés est publiée par La Fureur de lire disponible au format PDF sur le site d'Objectif plumes: https://objectifplumes.be/complex/la-fureur-de-lire/ et en version imprimée sur demande à: fureurdelire@cfwb.be


PORTRAITS ET ENTRETIENS
Le Carnet et les Instants


 « Plus il écrit court et plus il en dit long », dit un jour Jean-Baptiste Baronian de Jacques Sternberg. L’auteur d’Un jour ouvrable est doublement présent ce trimestre dans les vitrines des libraires. Tandis que Folio publie une édition revue des 188 contes à régler, un choix de Contes glacés parait chez Labor dans la collection « Espace Nord Junior ». Nous l’avons rencontré lors de sa récente escale à Bruxelles.




La géométrie dans la conversation. Un entretien avec Jacques Sternberg ressemble à une promenade en dériveur, aux labyrinthes dans lesquels ses personnages s’égarent sans retour. Une anecdote à peine ébauchée donne lieu à deux digressions…


BIBLIOGRAPHIE


PRIX
  •   Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de lettres (pour l’ensemble de son œuvre), 1986
  •   Grand Prix de l’humour noir Xavier Forneret, 1961 (L’employé)

DOCUMENT(S) ASSOCIÉ(S)


NOS EXPERTS EN PARLENT
Le Carnet et les Instants

Jacques STERNBERG, L’employé, Postface de Jacques Carion, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2020, 195 p., 8,5 €, ISBN : 978-2-87568-538-4Attention lecteur, attention lectrice, si vous découvrez Sternberg avec ce livre, vous allez vivre une expérience-limite. Laissez toute rationalité au placard et embarquez dans le non-sens à la belge de cet auteur hors normes. Publié en 1958 aux éditions de Minuit, le roman L’employé garde une sacrée modernité comme tout OLNI (Objet Littéraire Non Identifié) ! Ajoutons à cette entrée en matière que Jacques Sternberg (1923-2006) est parvenu à écrire un roman quasiment sans aventure, car l’aventure qu’il nous propose, c’est celle du texte, du rapport qu’il entretient avec la mise en mots du réel. Il en explose…


Le Carnet et les Instants

Si Félix Fénéon inventa le concept des « nouvelles en trois lignes », manière de rubrique des chiens écrasés surcompressée, Jacques Sternberg a quant à lui anticipé le « conte-SMS ». C’est du moins Éric Dejaeger qui nous en convainc, dans sa présentation du recueil Divers faits.Jacques Sternberg se redécouvre sans fin tant son œuvre est foisonnante, à tel point que dans son cas, il ne serait peut-être pas hasardeux d’oser le néologisme d’« hyperographe ». Sa production effrénée peut bien sûr s’expliquer par des raisons sociologiques (une ambition de conquérir le champ littéraire parisien) et est d’autant plus admirable qu’elle prend place dans un quotidien âpre, Sternberg s’étant épuisé en boulots abrutissants pour assurer la subsistance de…