Gustave Charlier appartient à cette élite de grands savants qui conçoivent la recherche et l'enseignement comme un apostolat. Né 1e 20 juillet 1885 à Huy, où son père est instituteur, il parcourt brillamment le cycle des humanités à l'athénée de sa ville natale. Inscrit à l'Université de Liège, il choisit la section de philologie romane, créée récemment par Maurice Wilmotte. Encouragé par ce maître dynamique, il s'oriente vers l'histoire de la littérature moderne, un domaine que la science universitaire, chez nous, avait négligé. Du premier coup, il fait merveille. Sa thèse de doctorat présentée en 1908,
Le sentiment de la nature chez les romantiques français, remaniée à Paris sous la direction de Gustave Lanson, couronnée en 1912 par la Classe des lettres de l'Académie et publiée ensuite par ses soins, réussit à embrasser, par le biais d'un thème, les soixante-dix années (1760-1830) d'une évolution cruciale, à concilier la rigueur qu'exige le fait historique avec la finesse que réclame la valeur esthétique et, par respect de la hiérarchie des talents, à doser ce qui est dû aux grands et ce qui revient aux minores. En 1912, l'auteur de cet ouvrage original, remarquable par son érudition, sa méthode et son style, n'a que vingt-sept ans. Une maîtrise prodigieusement précoce!
Alors que, au terme de deux séjours fructueux à l'étranger, l'un à Florence, l'autre à Bonn, effectués grâce à une bourse de voyage, il se trouve dans une situation précaire, l'Université libre de Bruxelles, en décembre 1912, fait appel à lui pour remplacer le professeur Hermann Pergameni, tombé gravement malade et décédé peu après, en avril 1913. C'est le début d'une longue et féconde carrière professorale, qui prendra fin en septembre 1955, à l'heure de la retraite. On n'en rappellera ici que deux moments. En 1920, Gustave Charlier, promu professeur ordinaire, est chargé de la section de philologie romane, qui, sous sa tutelle et avec la collaboration de l'hispanisant Lucien-Paul Thomas, un peu plus tard de la médiéviste Julia Bastin, sera la pépinière d'historiens, de philologues et d'exégètes accomplis. En novembre 1941, en qualité de président de la Faculté de philosophie et lettres, il fait partie du conseil d'administration qui décide de fermer l'institution plutôt que de se soumettre aux exigences de l'occupant. Ce courage lui vaut, ainsi qu'à ses collègues du conseil, d'être incarcéré à la citadelle de Huy de décembre 1941 à mars 1942, ensuite de vivre sous la menace constante d'une détention comme otage. Il endure ces épreuves avec un admirable sang-froid et la tranquille certitude de la déroute inéluctable de l'ennemi.
L'uvre de Gustave Charlier (vingt-huit livres, d'importantes contributions à des ouvrages collectifs, quelque cent soixante articles) frappe par son ampleur et sa variété. Aucune époque de l'histoire des lettres françaises n'a été exclue du champ de ses investigations. La liste est impressionnante des écrivains illustres qu'il a traités tantôt dans le flux d'un courant, tantôt à propos d'une uvre ou d'une incidence biographique : Villon, Commynes, Marot, Ronsard, Montaigne, d'Urfé, Corneille, Molière, Bossuet, Racine, Voltaire, Rousseau, Diderot, le prince de Ligne, Chénier, Chateaubriand, Lamennais, Stendhal, Lamartine, Vigny, Balzac, Hugo, Mérimée, Sainte-Beuve, Musset, Gautier, Gobineau, Charles De Coster, Baudelaire, Camille Lemonnier, Verlaine, Van Lerberghe. Plus fournie encore serait l'énumération des auteurs secondaires dont il a marqué la place. Estimant qu'on perd le fil de l'histoire littéraire si l'on coupe de leur contexte les uvres maîtresses, il s'est appliqué à mettre en lumière les précurseurs perdus de vue, les contemporains laudateurs ou détracteurs, les épigones plus ou moins doués.
Deux recueils de ses études,
De Ronsard à Victor Hugo (1931) et
De Montaigne à Verlaine (1956), ont pour sous-titre : «Problèmes d'histoire littéraire.» La clef de Clitandre, l'énigme de la première version de
Tartuffe, la relation d'Athalie avec les malheurs de Jacques II et des siens, la genèse du
Dernier Jour d'un condamné, celle de
Mateo Falcone : parmi beaucoup d'autres également semées d'embûches, ce sont quelques-unes des questions que l'historien traite avec l'autorité d'un savoir encyclopédique que traverse l'éclair des intuitions.
Son séjour en 1910 à l'Università degli studi de Florence est à l'origine de sa passion pour la littérature italienne. Elle lui a inspiré notamment le
Manzoni (1924), le
Torquato Tasso (1928) et le
Machiavel (1935) parus dans la fameuse collection des «Cent chefs-d'uvre étrangers.»
Comparatiste, il s'est intéressé aux relations qui s'établirent entre la littérature française et notre pays. Là aussi, il lui a fallu élucider pas mal de points obscurs comme on s'en avise à la lecture de
Stendhal et ses amis belges (1931) et de
Passages (1947).
Son édition critique (1922) des
Lettres à Eugénie sur les spectacles du prince de Ligne est le modèle d'un genre exigeant qu'il a pratiqué à diverses reprises : en 1931,
Trage-comédie pastoralle (1594) de Claude Bassecourt; en 1932,
Jours de solitude d'Octave Pirmez; en 1954,
Lettres à une jeune fille de Charles Van Lerberghe.
Évocation magistrale de la vie intellectuelle de nos provinces au XVIIIe siècle, l'introduction aux
Lettres à Eugénie inaugure la série des travaux qu'il a consacrés au passé littéraire national. On lui doit, dans ce secteur de ses recherches, plusieurs exposés de grande amplitude, parmi lesquels les chapitres qu'il a signés dans l'
Histoire illustrée des lettres françaises de Belgique (1958), publiée sous sa direction et celle de Joseph Hanse, et pièce maîtresse de son uvre
Le Mouvement romantique en Belgique (1815-1850).
I. La Bataille romantique (1948);
II. Vers un romantisme national (1959). Il corrige les épreuves du tome II de cet ouvrage monumental lorsque la mort vient le frapper le 8 avril 1959. Depuis le décès de son épouse, l'historienne Suzanne Tassier, il languissait. Comblé d'honneurs à l'étranger comme dans son pays, il avait été élu à l'Académie royale de langue et de littérature françaises le 18 janvier 1923.